Ils sont plasticiens et chorégraphes et imposent leur monde noir et sensuel : Gerard & Kelly présentent aujourd’hui une riche exposition à la galerie Marian Goodman.
Créer un univers absolument cohérent où chaque œuvre viendrait répondre à l’autre. Un monde où des personnages oubliés de l’histoire reprendraient vie, et d’autres figures imaginaires seraient soudain sanctifiés, dans une perpétuelle métamorphose. Voilà à peu près ce à quoi parviennent Brennan Gerard et Ryan Kelly, chorégraphes, performers, plasticiens quarantenaires américains vivant à Paris, dans leur première véritable exposition parisienne, chez Marian Goodman. Et pour ceux qui ont pu les connaître grâce à leurs différentes créations chorégraphiques et installations, notamment au Festival d’automne, cette exposition offrira un riche concentré de leur monde.
Ainsi retrouve-t-on certains thèmes fondateurs de l’un de leurs plus beaux spectacles, Gay Guerrilla, présenté à Pompidou en 2023 : les corps et la fluctuation du désir, l’érotisme queer, l’impromptu, les références lancinantes aux années 70 et à la culture disco, mais aussi au compositeur Julius Eastman, figure oubliée de la musique contemporaine et minimaliste des années 70, rare Afro-américain et gay engagé dans ce monde musical à l’époque, mort dans la misère. Eastman dont on déchiffre avec émotions les annotations reproduites sur des sérigraphies de danseurs dans la série Glyphs, à la manière d’enluminures, s’avère l’une de leurs figures tutélaires. Il est une des âmes qui transitent dans l’œuvre des artistes comme nous l’annonce le titre de l’exposition, Bardo, terme sacré emprunté au purgatoire bouddhiste évoqué dans Le Livre des morts thibétain.
Ouvrant sur une sérigraphie composée de collages faisant référence à leur création au Centre Pompidou, les deux artistes rallient d’emblée les corps, essentiellement masculins, et la dimension mystique, plaçant des auréoles au-dessus de leurs figures et jouant sur l’image des saints pour faire vivre leur érotisme. Jouant aux marges du kitsch et assumant les références classiques, ces tableaux nous invitent à avancer dans leur « Bardo ». Au sous-sol, on découvre l’autre figure tutélaire de cette exposition, Eileen Gray. Architecte et designeuse autodidacte qui a conçu à Roquebrune dans les années vingt, la villa E-1027, elle devient dans cette exposition une icône de l’avant-garde queer, ici lesbienne, et de l’artiste incomprise du début du siècle dernier. Et ce notamment, grâce au court-métrage de fiction qu’ils ont réalisé dans la villa, E for Eileen : on y découvre trois personnages, Eileen Gray, Jean Badovici, compagnon et architecte, et la chanteuse de music-halls Damia. L’autre personnage du film est la maison qui sous l’œil de leur caméra prend vie dans ses moindres détails, notamment ses pochoirs comiques et surréalistes. Imaginant un dispositif qui nous place dans la maison in medias res, le public est installé sur le solarium inversé, entouré d’archives d’Eileen Gray, photos et plans d’objets présentées dans des lights boxs. Le tout sous le feu de projecteurs, nous rappelant que cette Eileen est avant tout une créature de désir, telle qu’on la découvre dans le film, aimantée par Damia, incarnée avec sensualité par la chanteuse Fischbach. La dernière salle de l’exposition nous fait découvrir la troisième âme de ce « Bardo » : Pesellino, peintre italien du Quattrocento, mort prématurément de la peste, il est lui aussi un artiste maudit, qui, comme Eastman et Gray, a signé des chefs-d’œuvre dans l’indifférence. Il apparaît là dans une installation frappante : une statue noire d’homme puissant, Glory Hole, en référence à son Saint-François d’Assises recevant les stigmates, surmontée d’une boule à facette en guise de tête, crée un tombeau sacré, un sanctuaire disco en souvenir du peintre oublié. Et l’on plonge là dans un vertige de désir et de mortalité qui nous place au cœur du monde fiévreux de Gerard & Kelly.
Bardo, Gerard & Kelly, galerie Marian Goodman, jusqu’au 8 mars.