C’est l’un des romans les plus forts de cette rentrée d’hiver, Le Chant du prophète de l’irlandais Paul Lynch : dystopie et roman familial sur l’instauration d’une dictature dans l’Irlande d’aujourd’hui.

Certains romans ont la faculté d’engendrer des émotions précises qu’ils poussent à leur paroxysme avec une sophistication sans faille. Ainsi du Chant du prophète, nouveau roman de l’Irlandais Paul Lynch qui nous mène loin dans un sentiment d’oppression. A tel point qu’au cours de cette lecture, il m’a fallu plusieurs fois poser le livre, et tourner en rond dans la pièce, pour calmer les battements de mon pouls, affolé par l’expérience offerte par le roman. L’histoire est simple : Eilish est une Irlandaise d’aujourd’hui, vivant à Dublin, cadre d’entreprise, mère de quatre enfants, épouse de Larry, enseignant et syndicaliste. Un jour, Larry se rend au commissariat, pour un entretien ; il n’en revient pas, disparaît. La police refusera de donner la moindre information à sa femme. Eilish se retrouve seule avec ses quatre enfants et son père malade, et en quelques mois, va voir l’ensemble de son existence s’effondrer. Par le simple fait d’un changement de régime, cette famille sans histoires se retrouve désignée comme ennemie de l’Etat. Le roman de Paul Lynch s’avère une dystopie, il y imagine l’instauration d’un Etat d’urgence prolongé en Irlande qui permettrait à un gouvernement dont la couleur politique n’est jamais mentionnée, d’acquérir tous pouvoirs, et de procéder à des arrestations arbitraires, tout comme à des répressions aveugles. Travaillant sur une langue du retour, de l’écho, il construit son roman scène par scène, comme des tableaux qui flotteraient au gré d’une temporalité insaisissable : est-ce un jour, un mois qui s’est écoulé entre chaque épisode narré ? Seul l’âge du bébé nous indique que le calvaire d’Eilish et de sa famille ne se compte pas en années. Et l’amaigrissement de la fille cadette qui apparaît peu à peu comme le spectre de cette famille désunie. Paul Lynch choisit d’aborder le tragique de cette situation au plus près du quotidien, et ne quittant jamais le point de vue d’Eilish, il nous fait partager la fatigue physique et nerveuse de cette femme qui vit au jour le jour, se levant tôt pour faire le petit-déjeuner, emmener les enfants à l’école, appeler son père, rejoindre son bureau. Ces rituels deviennent à chaque page plus difficile à poursuivre : le fils aîné est appelé pour un service militaire obligatoire, l’école instaure de nouvelles règles, la fille cadette maigrit à vue d’œil, le poste d’Eilish est de plus en plus menacé…« L’Histoire est le registre silencieux de ceux qui ne sont pas partis à temps » dit la sœur d’Eilish partie au Canada à celle qui s’obstine à rester. Mais Paul Lynch montre avec force qu’il n’est pas si facile de quitter son pays, même face à la dictature, alors que l’on est responsable d’enfants ou de personnes âgées, qui n’ont pas le moyen de suivre. Plus profondément, il fait vivre, dans sa langue ample et musicale, la force d’une vie qui se poursuit. Eilish est liée par la maternité à un cycle temporel qui lui interdit de saisir l’imminence de la catastrophe, mais qui lui confère aussi sa puissance de survie.

Citant Brecht en exergue, Paul Lynch signe un roman résolument politique, et l’ultra-réalisme de ses scènes semble sans cesse nous mettre en garde face à l’imminence d’un effondrement de la démocratie européenne. Voici, semble-t-il nous dire en prophète, l’envers de la démocratie : l’enfer d’un jour sans lendemain.

Le chant du prophète, Paul Lynch, traduit de l’anglais ( Irlande) par Marina Boraso, éditions Albin Michel, collection « Les Grandes traductions », 292p. 22,90€