L’art des illusions 

Tout le monde a entendu parler de la méthode Coué :  cette soi-disant formule magique permettant de surmonter tous les problèmes en s’autoconvainquant que « ça va aller mieux », comme s’il suffisait de « penser positif » pour trouver le bonheur. Inutile de préciser que, dans la langue populaire, cette pseudo-science a plutôt mauvaise réputation. On la tient pour un précipité de charlatanisme et de mystification. Pour un optimisme frelaté sur fond de prophéties autoréalisatrices. La méthode de ceux qui, devant les souffrances que nous réserve l’existence, croient naïvement qu’il suffit, pour s’en prémunir, de chanter à tout va : « tout va très bien Madame la marquise. » L’archétype même de l’imposture et la mauvaise foi. 

En littérature, pourtant, l’imposture n’est-elle pas une formidable matière romanesque, où se révèle toute la complexité des masques dont se pare un homme pour camoufler ses doutes ? Et la mauvaise foi, l’objet d’une autre vérité ? Tel est le parti que prend Étienne Kern dans La Vie meilleure : rendre un visage à Émile Coué. En-deçà du mythe de sa fumisterie passée à la postérité, écrire le roman flaubertien de sa vie stendhalienne. Roman flaubertien : Étienne Kern décrit magnifiquement l’atmosphère mêlée d’ennui et de « bonheur discret » qui imprègne la jeunesse d’Émile. Son père, un dépressif au modèle écrasant, lui a imposé de renoncer à ses ambitions de devenir chimiste pour étudier la pharmacie. Installé à Troyes, il partage son existence entre son comptoir, où défilent les habitants du quartier, et les discussions énamourées avec Lucie, son épouse d’une tendresse inégalée qui rêve avec lui de transmettre la vie. 

Mais d’une vie stendhalienne : dans ce quotidien rose-gris, fait de joies simples et d’habitudes réglées, Émile est traversé d’intuitions dont il ne sait que faire. De plus en plus souvent, il a l’impression que les gens de son entourage cultivent leur malheur. Ou plutôt que, pour trouver le bonheur, il leur manque un je ne sais quoi d’impalpable et pourtant d’essentiel : l’optimisme. Or, un optimisme de cette nature habite justement l’imagination d’Emile, lui qui, depuis sa solitude, pressent confusément la possibilité d’une vie rendue vraiment meilleure. 

Un jour, une femme très malade entre dans sa pharmacie. Sans ordonnance, elle lui demande du laudanum. Face à son refus, elle insiste de plus belle. Alors, Émile a le réflexe qui va tout changer : il lui donne n’importe quoi, une fiole remplie d’un liquide anodin, mais tout en lui faisant croire que le produit est extrêmement puissant et qu’elle doit le consommer avec grande modération. Une semaine après ce mensonge Placebo, la femme revient à son comptoir, métamorphosée : elle a guéri du jour au lendemain. 

Commence alors la trajectoire d’un anti-Knock. Quelqu’un qui sème des solutions et des miracles partout autour de lui. A cette époque où la science de l’esprit se développe entre mille tâtonnements, découvrant ici des continents insoupçonnés de l’âme humaine ou des neurosciences et s’égarant là dans des théories fumeuses, à l’époque où éclosent la psychanalyse et la psychologie moderne, Émile Coué donne naissance à sa propre méthode. Une méthode façonnée dans l’improvisation et au gré des hasards et des drames intimes, des voisins à guérir et des admirations pour des médecins controversés, des expérimentations dans des granges, qui vaudra à son inventeur une réputation de thaumaturge, de visionnaire et de quasi-prophète. 

Avec un talent lyrique envoûtant, une sensibilité inouïe et une ironie larvée, Étienne Kern retrace le chemin de gloire d’Emile Coué, depuis les « fans » locaux jusqu’au triomphe international de son livre et ses conférences de rockstar aux États-Unis. La dimension d’imposture qui réside chez ce personnage fantasque, il la dévoile sans jamais la juger, mais en montrant au contraire que malgré son absence totale de rigueur scientifique, elle repose sur la plus littéraire des aspirations : la volonté rimbaldienne de changer de vie et le désir de faire toujours primer l’imaginaire sur la réalité. A mi-chemin d’Homais et de Fabrice del Dongo, Coué incarne ainsi toute la part d’illusion, sinon même de folie, avec laquelle un roman se devra toujours de composer. La frontière est tenue entre les charlatans et les grands créateurs. Rien ne les sépare, sinon l’essentiel : la puissance du doute. 

Étienne Kern, La Vie meilleure, Gallimard, 192p., 19,50€