Bertrand de Roffignac s’annonce une nouvelle fois comme la révélation de ce Peer Gynt. Rencontre avec un jeune comédien à la présence frappante.
Il a une gueule, qui pourrait être à mi-chemin de Patrick Dewaere et de Louis Garrel. Une empreinte très cinéma français dans son visage, mais un jeu et une présence physique athlétique et souple, à l’américaine. Et un sens du burlesque évident au plateau…Bertrand de Roffignac vient d’avoir trente ans, et se lance déjà dans un des rôles les plus difficiles du théâtre mondial. Succédant, entre autres, à Gérard Desarthe chez Chéreau, et au très beau Gynt d’Hervé Pierre chez Ruf. Mais après tout, il est passé par Hamlet, a joué un Arlequin au long cours dans la langue enflammée d’Olivier Py au Festival d’Avignon en 2022, a récemment endossé un Woyzeck… Il peut tenter le délire norvégien. Lui qui a fait le Conservatoire et a suivi Olivier Py dans les propositions les plus difficiles, sait se plier à un régime strict pour livrer le travail nécessaire sur scène. Ce Peer Gynt entremêle théâtre et musique, mais aussi chorégraphie, et Roffignac doit à tout moment assumer les métamorphoses de son personnage, tout en tenant le rythme de scènes courtes qui passent d’un registre à l’autre. Il en parle, en ce jour de répétition, avec un peu d’inquiétude, une réflexion constante sur la technique et beaucoup d’enthousiasme : « Pour un acteur, Peer Gynt ça fait partie des grands rôles qu’on rêve de jouer quand on a dix-huit ans, avec Hamlet. Quand je suis entré au Conservatoire, Gérard Desarthe était encore professeur, et c’était l’un de ses grands rôles, donc j’ai évolué avec cette pièce. C’est une pièce où les situations, les scènes sont très resserrées, et rebondissent en permanence, ce qui implique d’être sans cesse pris dans une lessiveuse, physiquement, ça vous met à bout. Et dans notre version, on tient la pièce en quatre heures, ce qui me fait dire que rythmiquement, on a fait des choix forts. Donc il faut les assumer. Et le rapport oedipien est quand même très violent, il faut pouvoir le jouer… »
Un bateleur
Bertrand de Roffignac est aussi conscient que Peer est un personnage qui bascule dans la folie et sait qu’il y a là une des grandes difficultés du rôle, « La folie était présente aussi dans Arlequin, mais d’une manière plus abstraite et étrangement plus logique…Cette pièce réclame encore plus de toucher du doigt cette folie : Peer Gynt commence par réenchanter le monde par l’imagination, puis il devient mythomane et enfin, schizophrène. » Pour tenir le cap, le comédien se fonde sur la langue d’Ibsen revisitée, et un peu retaillée, par Olivier Py : « C’est très agréable à jouer, la traduction est resserrée, il y a quelque chose de très concret dans les scènes…Les monologues nous mettent un peu dans le même état qu’Hamlet, c’est parfois un regard posé sur soi, ou une mise au point sur ce qui va s’ouvrir sur les scènes suivantes. C’est à la fois des mises au point psychologiques, et des clés à donner aux spectateurs. » Mais il ne jouera pas ce rôle-là comme il a joué Hamlet, « Il y a du non-dit dans cette pièce, alors que chez Shakespeare, il n’y en a pas, tout est à jouer au premier degré. » Lorsqu’on évoque le personnage, sa dimension morale, il hésite, « La chose la plus horrible pour lui, c’est de faire comme tout le monde. De crever physiquement ou spirituellement comme tous les autres autour de lui. Il y a une force de vie qui l’agite. Il faut qu’il soit en mouvement en permanence, par le sexe, par l’argent, par la nature… Au lieu de se confronter à la réalité de la faillite de sa famille, de la mort de sa mère, il s’enfuit, puis consomme tout ce qu’il trouve sur son passage : les femmes, les biens… En ça, il est monstrueux. Mais en face de lui, il y a une autre monstruosité, la société autophage. » Alors, Roffignac essaie de le sauver, « Je ne peux pas le jouer en me disant c’est un salaud, il faut que j’essaie de le justifier, d’une manière ou d’une autre. Je crois que Peer Gynt a un idéal, mais il le découvre tardivement. L’idéal un peu naïf, un peu rousseauiste, de vivre dans une cabane avec la femme aimée… »
A certains moments, on pourrait croire que ce jeune acteur qui dit lui-même n’avoir pas passé de très bons moments au cours de son éducation, « moi j’aimais l’école, mais c’est l’école qui ne m’aimait pas », évoque en Peer Gynt une furie inclassable qui pourrait être la sienne : « Pour moi, c’est un bateleur, il a une œuvre orale, parce qu’il ne veut pas fixer la chose… ». Et puis soudain, il change d’idée et me regarde : « est-ce que vous saviez qu’Ibsen gardait toujours sur son bureau le portrait de Strindberg, son pire rival ? » Entre Ibsen et Peer, le comédien cherce au fil des répétitions une voie qui lui serait propre. Pour lui, cette recherche se fait au plateau, ce qu’il préfère, il n’aime pas le travail à la table. Ce matin-là, il boîte au cinquième acte, mais n’est pas sûr de garder cette démarche. Tout est possible dans le jeu, parce qu’il s’agit d’une pièce dominée par l’imaginaire : « On n’est jamais dans le naturalisme, la pièce se retourne en permanence. Pour nous acteurs, c’est tellement plus puissant de jouer une pièce comme celle-là, plutôt qu’une enième petite pièce de chambre, avec quatre personnes au plateau. ».