Pendant quatorze ans de conflits, les Syriens, à l’intérieur du pays et en exil, se sont de plus attachés à l’image et la vidéo. Ils ne pouvaient plus se voir hors de ces médias. Cette situation est à l’origine du spectacle de Khalil Cherti, T’embrasser sur le miel, qui constitue une échappatoire à une réalité cruelle. La pièce met en scène une femme et un homme qui, bien qu’habitant tous deux en Syrie, n’ont plus la possibilité de se voir. Alors, chacun de son côté, créé un spectacle à travers des appels vidéo, destiné à l’autre. En pleine répétition, Cherti nous parle de ce projet qu’il a créé en collaboration avec Reem Ali, une actrice syrienne.
Ce spectacle est-il de la fiction ou une vraie histoire ?
J’avais beaucoup d’amis syriens, pendant des années, qui parvenaient à maintenir un lien avec leur famille, leurs amoureuses ou leurs enfants essentiellement à travers les vidéos qu’ils s’envoyaient. Cela m’a beaucoup touché, car je me rendais bien compte que pour le reste du monde, s’envoyer des vidéos, c’est souvent quelque chose qu’on fait un peu par amusement. Mais pour les Syriens, les vidéos devenaient vitales. Par exemple, on est en train de prendre le thé avec un ami syrien, et soudain, l’un d’eux reçoit une vidéo envoyée par son petit cousin qu’il n’a pas vu depuis des mois : il suffit qu’il lui fasse une petite blague ou qu’il lui dise quelque chose pour que cet ami soit bouleversé.
C’était le point de départ du spectacle ?
Quand on communique avec des gens à distance, il arrive un moment où l’on cesse de raconter le quotidien. On arrête de dire : « Ce matin, j’avais mal aux dents » ou « Autour de moi, il y a des bombardements ». On a alors envie de raconter autre chose, parfois des choses intimes, ou simplement de montrer une image. Par exemple, je me souviens d’une amie syrienne qui nous a envoyé une simple image d’une feuille d’arbre tombée sur son balcon. Elle nous l’a adressé en nous disant qu’elle avait ressenti une grande émotion.
Le spectacle est très concentré sur les images, les écrans, les vidéos. Pourquoi vous n’avez pas choisi de faire un film, comme vous l’avez déjà fait, plutôt que du théâtre ?
C’est une très bonne question, car j’ai d’abord réalisé un court-métrage sur cette idée. Mais pour l’instant, ce qui est important pour moi, c’est que chacun raconte sa vie à travers un spectacle vivant, partageant l’imaginaire, la dernière chose qui leur reste. Grâce à cela, ils s’échappent de la guerre, de la peur, et retrouvent à la fois leur liberté et leur humanité.
C’est une manière de se réfugier dans l’imaginaire ?
Pas seulement, je voulais aussi qu’on se rappelle que la Syrie est un pays où la culture, l’imaginaire, la créativité, les contes et la poésie font partie de son âme. Le monde ne connaît de ce pays que la guerre, les ruines et la géopolitique. Mais ce que je sais, c’est que ce territoire, culturellement, a irrigué et inspiré tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient. C’est ainsi que je voulais représenter une image différente de la Syrie. C’est-à-dire que pendant toute cette épopée, face à la guerre et à la terreur, les deux personnages possèdent quelque chose unique : la créativité. J’ai vu cela chez les Syriens : ils ont la capacité de réenchanter leur monde. Ce qu’ils avaient de plus vital en eux, leur cœur qui bat, ils pouvaient encore le faire entendre à travers la création.
Le message du spectacle, c’est d’être plongé dans l’imaginaire tout en gardant l’espoir de changer une réalité cruelle, ou de s’en éloigner pour se protéger de la violence ?
Ce que je souhaite, c’est que lorsque les gens viennent voir ce spectacle, ils en sortent avec quelque chose de l’imaginaire de mes personnages. Je trouve qu’à un moment donné, quand un pays est dans une situation où une partie de la population disparaît, si l’émotion, l’intimité, la créativité et l’imaginaire de ces gens restent vivants dans le cœur des autres, alors tout n’est pas perdu. Quelque chose va survivre. C’est comme lorsqu’on a passé un très bon moment avec quelqu’un : on a ri, on a pleuré, ces émotions intenses restent en nous. Et rien ne peut nous l’enlever.
T’embrasser sur le miel, de Khalil Cherti, du 5 mars au 5 avril au Petit Théâtre de la Colline. Plus d’infos sur www. colline.fr