Le musée Picasso de Paris organise la première exposition française consacrée à l’art dit « dégénéré » sous le nazisme et décortique avec précision le traumatisme lié à la notion de dégénérescence.

         Exhumer l’histoire et les enjeux de l’exposition « Art dégénéré » organisée à Munich en 1937 par le Parti National Socialiste allemand et, plus largement, retracer l’ensemble de l’entreprise d’éradication d’un art considéré comme dégénérescent par ce régime est nécessaire à plus d’un titre. Pour en raviver sa connaissance historique – que le travail de recherche en Allemagne de ces trente dernières années a permis d’affiner – mais aussi pour sa valeur de vigilance et d’alerte au regard de chaque génération. Car on sait trop hélas que le « plus jamais ça », malgré les fastidieux devoirs de mémoire, ne marche pas. La démarche du Musée Picasso est donc à saluer, première institution française à organiser une exposition sur le sujet. « Parler de cette stigmatisation des œuvres, par le choix d’un vocabulaire précis ou à travers des attaques totalement idéologiques, a des points de résonance très importants aujourd’hui » appuie Cécile Debray, présidente de l’institution. Si l’approche de l’exposition est strictement celle d’historiens de l’art, la question des dérives de la censure, elle, reste intemporelle. C’est aussi ce dont parle, en filigrane, cette exposition qui infuse dans l’esprit de Cécile Debray depuis plusieurs années. Et chez Picasso, elle prend un sens encore plus fort. « À travers ce projet important, et nécessaire en ces temps incertains et troublés, le musée poursuit son exploration des réceptions multiples, souvent contrastées et antagonistes, de Pablo Picasso à travers le temps et l’espace. Le portrait de l’artiste en « dégénéré » qui apparaît ici permet de ne pas oublier que ce dernier n’a pas toujours été célébré et admiré, mais qu’il a été aussi, souvent, violemment détesté et attaqué, dans l’Allemagne nazie mais aussi en France pendant l’entre-deux-guerres et sous l’Occupation », écrit-elle dans la préface du catalogue. Guernica, le tableau antifasciste iconique du maître est présenté en juillet 1937 dans le Pavillon espagnol de l’Exposition Universelle à Paris. Au même moment s’ouvrait l’exposition « Art Dégénéré » à Munich. Là aussi, l’effet miroir n’est pas anodin.

                                   Cartels diffamants

Picasso donc mais aussi Matisse, Grosz, Kandinsky, Van Gogh, Gauguin, Dix, Hofer… 1400 noms d’artistes couvrent un mur entier à l’entrée de l’exposition. Dans les salles suivantes, nous rencontrons leurs chefs-d’œuvre, pour beaucoup jamais ou rarement vus en France. Mais plus que des tableaux, ce sont des témoins et des martyrs. « On se rend compte que les œuvres d’art ont subi les outrages de la politique du nazisme avant que les hommes l’aient à les subir à leur tour, comme des signes annonciateurs » poursuit Cécile Debray. Se trouvent ici les grilles colorées de Paul Klee, un vieil homme surgit de l’expressionnisme torturé de Kokoschka, l’Arlésienne de Van Gogh, un paysan bleu dans le tourbillon pointilliste de Wilhelm Morgner, un sublime paysage tacheté de couleurs de Kandinsky, l’abstraction constructiviste de El Lissitzky, les personnages aux contours hallucinés d’Emil Nolde… Toutes les avant-gardes y passent : cubisme, expressionnisme, nouvelle objectivité, abstraction géométrique… « Nous montrons que la campagne contre l’art moderne ne se résume pas à l’exposition de 1937, même si elle en constitue le point culminant. Il s’agit d’un dispositif global instauré depuis 1933 et qui se poursuivra jusqu’à la fin de la guerre et qui est constitutif de l’appareil esthético-politique du nazisme », explique Johan Popelard, commissaire de l’exposition et chef du département de la conservation et des collections au musée. Car dès 1933, date de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et des premières mesures anti-juives, l’art est attaqué. Ainsi des directeurs de musées progressistes sont limogés, tels Gustav Friedrich Hartlaub à Mannheim ou Ludwig Justi à Berlin tandis qu’au musée de Hanovre, le Cabinet des Abstraits est complètement détruit. Alfred H. Barr, directeur du MoMA de New York qui se trouve à Stuttgart en janvier 1933 témoigne, effaré : « Une méthode plus habile est pratiquée pour exprimer le désaveu national-socialiste à l’égard du développement de l’art allemand des vingt dernières années », note-t-il en décrivant des cartels dépréciateurs et diffamants qui sont insérés dans les galeries d’art. Bientôt ce sont toutes les collections nationales qui se verront méthodiquement dépouillées lorsqu’en 1937 cette purge infernale est officiellement dirigée par le peintre nazi Adolphe Ziegler à travers l’instauration d’une commission spéciale sous le contrôle de Joseph Goebbels. « En tout, près de 20 000 œuvres ont été confisquées. Une tragédie d’autant plus grande au regard du caractère pionnier des musées allemands. Ils sont en effet les premiers à acheter et montrer de l’art moderne et constituent de ce point de vue un modèle dans le monde. Ils sont par exemple les premiers à faire entrer Picasso dans leurs collections », poursuit le commissaire, devant une sélection de ces chefs-d’œuvre. La toile Metropolis de Grosz dont l’atelier fut saccagé par les nazis ; deux femmes s’enlaçant avec mélancolie dans un paysage vespéral, œuvre de Karl Hofer qui fut renvoyé de son poste de professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin en 1934 en raison de ses origines juives et dont la femme mourra à Auschwitz ; deux prostituées dans une rue de Berlin par Ernst Ludwig Kirchner, toile confisquée en 1937 comme 750 autres œuvres de l’artiste qui se suicidera en 1938.

« Stigmates » de maladies mentales

Derrière chaque tableau, une histoire personnelle tragique et derrière chaque image, le fantôme de la notion complexe de dégénérescence. Car l’art moderne n’est pas juste une injure esthétique à l’académisme prôné par l’art nazi, il est considéré comme un virus, accablé de tares, porteur d’une contagion qu’il faut stopper. Il va donc être qualifié de pathologique. A l’appui de cette théorie, les deux volumes de 800 pages Dégénérescence du médecin hongrois Max Nordau importent cette notion dans l’histoire de l’art. « Les œuvres d’art deviennent les stigmates de formes de maladies mentales. Il s’agit d’une forme de panique biologique, avec cette idée d’une possible régression vers la bestialité et la bêtise, à la suite de la découverte que l’être humain est en perpétuelle évolution. Il faut comprendre que tout est biologique dans la pensée nazie et l’art moderne est vu comme un obstacle à son projet futur de régénérescence », développe le commissaire devant un grand pastel de Picasso représentant une femme nue s’essuyant le pied. Si ce thème, tiré de la célèbre pose du « tireur d’épine » est très classique, l’œuvre est néanmoins choisie par l’architecte Paul Schultze-Naumburg pour illustrer son ouvrage L’art et la race en 1928 afin d’être mis en regard d’une photographie médicale montrant une « acromégalie des mains et de la partie basse du visage ».

Voici dans quel contexte s’ouvre l’exposition « Art Dégénéré » le 31 juillet 1937 à Munich. 700 œuvres et 2 millions de visiteurs dont une rare vidéo de l’époque montre les visages devant l’accrochage propagandiste. Que pensaient-ils alors ? Dans une vitrine, l’exposition montre aussi des coupures de presse de journaux français dont la critique évoque souvent l’échec personnel de Hitler, artiste raté. Mais la question sous-jacente reste de savoir où se situe, dans l’esprit nazi, la frontière entre art dégénéré et art acceptable. Plus schizophrénique qu’on le pense. En témoigne le cas d’Emil Node, classé comme dégénéré, alors qu’il avait adhéré au parti nazi dès 1934. Très vexé, il s’en plaint en écrivant à Goebbels : « Quand les nationaux-socialistes m’ont qualifié, moi et mon art, de dégénéré, j’ai eu le sentiment d’être profondément méconnu car il n’en est pas ainsi. Mon art est un art allemand, vigoureux et ardent. » Rien n’y fait. Plus de mille de ses œuvres seront confisquées et en grande partie détruites. Cette éradication systématique semble aussi suivre l’impitoyable nettoyage de la question juive. « Il y avait la volonté d’exterminer toute influence juive. Cette obsession antisémite, cette stigmatisation, est au centre de cette histoire. » Les artistes juifs la subissent de plein fouet. Marc Chagall, Max Pechstein, Otto Freundlich… Ce dernier sera déporté et assassiné dans le camp de Sobibor. Une grande partie des œuvres exposées en 1937 seront détruites ensuite par les nazis. 125 cependant feront l’objet d’une vente aux enchères à Lucerne en Suisse, attestant de l’autre grande manigance des nazis, lucrative cette fois. Deux positions s’affrontent alors, celle des musées et des collectionneurs – parfois juifs, comme Salomon Guggenheim – souhaitant acheter les œuvres afin de les sauver, et celle défendant avec force le boycott.

Traumatisme de l’histoire de l’art   

En seulement cinq salles, le musée Picasso réussit à éclairer ce traumatisme de l’histoire de l’art. Un point de vue « archéologique », souligne le commissaire. Archéologie du nazisme qui a resurgi matériellement en 2010 lors de fouilles à Berlin à l’emplacement d’un futur tronçon de métro. Quatre sculptures sont alors redécouvertes. Réalisées par des artistes « dégénérés », elles avaient été entreposées dans un immeuble à la fin de l’itinérance de l’exposition de 1937 et avaient disparu sous les décombres lors de bombardements en 1944. « Des générations futures regarderont plus tard mes tableaux comme nous regardons aujourd’hui les immortelles scènes d’atrocités de Goya : « Je l’ai vu et vécu, c’était mon Allemagne, c’était la vérité » – et ça le restera, dussent venir d’autres Hitler – that’s all » écrivait le peintre George Grosz, comme un lointain écho, en juillet 1933. Une phrase qui dit tout de la résistance prophétique de l’art face aux horreurs de l’histoire, l’artiste pressentant ici que si son époque est abominable, d’autres moments terribles adviendraient, iconoclastes, totalitaire, inquisiteurs, enclins aux catégorisations et aux hiérarchies plutôt qu’à l’universalisme, s’attaquant à nouveau aux libertés et au pluralisme.

L’Art « dégénéré ». Le procès de l’art moderne sous le nazisme, jusqu’au 25 mai, Musée national Picasso-Paris, museepicassoparis.fr

Visuel : GROSZ, George / Metrópolis