Après avoir tourné plusieurs films sur le sujet, le cinéaste et metteur en scène revient avec Golem sur cette figure aussi étrange qu’inépuisable de la culture juive. Nous avons assisté aux répétitions du spectacle à la Colline.
Il y a des mots dont le sens offre une variété quasi infinie de synonymes. Le mot yiddish « oreman », par exemple, qu’on traduit en général par « pauvre », mais qui renvoie aussi à une foisonnante série de périphrases. Oreman peut vouloir dire « il n’a que la terre à mâcher » ou « il n’a que ses dents à ranger sans son porte-monnaie » ou « il n’a pas un sou pour son âme » ou encore « il est nu comme Turc ». Et ce sont là seulement quelques possibilités correspondant à la variante polonaise du yiddish. Car il est évident qu’une liste des multiples traductions d’oreman pourrait facilement se déployer sur plusieurs pages. Cette fort instructive incursion philologique fait l’objet d’un échange aussi drôle que vif entre les acteurs Micha Lescot et Menashe Noy.
La scène a lieu lors des répétitions de Golem, spectacle conçu et mis en scène par Amos Gitaï dans la salle Copi au sous-sol du théâtre de la Colline à Paris. Des tables ont été assemblées en forme de U. Si bien que les comédiens se font face tandis que le metteur en scène et ses assistantes observent sur le côté. À cette étape de travail, les acteurs n’ont pas encore commencé à interpréter leurs rôles sur scène. En revanche ils ont déjà une bonne connaissance du texte et de la structure de l’œuvre en cours d’élaboration. La discussion entre Micha Lescot et Menashe Noy s’intègre à l’évidence dans la dramaturgie. Elle fait suite à une lecture où alternent français et yiddish du discours de réception du prix Nobel de littérature prononcé par Isaac Bashevis Singer où il explique que le yiddish est la langue « la plus riche du monde » justifiant ainsi de l’avoir choisie pour écrire son œuvre. Un des autres arguments exposés par l’écrivain est que « tous les fantômes adorent le yiddish et le parlent couramment », mais aussi que « le yiddish est une langue en exil, sans pays, sans frontières ». Et enfin le yiddish est « la langue des rêveurs et des kabbalistes ».
On pourrait ajouter à propos du spectacle d’Amos Gitaï que c’est une langue que l’on entend rarement au théâtre, en particulier en France, car il existe par ailleurs une importante tradition de théâtre yiddish. « Le yiddish est la langue de la diaspora juive. C’est un mélange d’allemand du Moyen Âge et de mots d’hébreux. Il était parlé dans toute l’Europe de l’Est et dans une partie de l’Europe de l’Ouest », explique le metteur en scène, qui a voulu que le spectacle soit joué en plusieurs langues, dont, outre le yiddish, le français, l’espagnol, l’anglais, l’arabe, l’hébreu et le ladino. Dans la version ramassée présentée dans le cadre de cette répétition, un peu comme un embryon de ce qui va bientôt prendre forme, les acteurs font entendre un montage de textes qui se rapportent plus ou moins directement à la figure du Golem. Il est en particulier question de la préface de Joseph Roth à son livre Juifs en errance dont il a écrit deux versions, l’une en 1927, l’autre en 1938 à l’aube de la deuxième Guerre mondiale. Avec l’ironie dont il est coutumier, Roth remarque que « les hommes savent que les catastrophes sont de courte durée (…) Mais si elles durent… »
Le nom de Dieu
Dès le début de cette répétition en forme de lecture, un climat s’installe. Accompagnée au piano par Florian Pichlbauer, Irène Jacob raconte d’une très belle voix l’histoire du Golem. Comment un homme accablé de soucis – ses ennemis, le racisme, la misère – parvient par une combinaison mystérieuse de mots, de significations, de lettres à créer un être artificiel, un Golem, dont il prévoit qu’il lui rendra toutes sortes de services. La créature s’anime grâce à un bout de papier que l’homme lui met dans la bouche sur lequel est inscrit le nom de Dieu. Chaque vendredi soir, il retire le papier pour que le Golem repose pendant le Shabbat. Mais un vendredi soir, il oublie d’enlever le papier. Le Golem se transforme alors en un monstre incontrôlable qui commence à tout détruire. C’est une des versions du mythe. Il y en a d’autres comme on le découvre dans le spectacle, où divers textes s’intercalent énoncés par des voix différentes et, comme déjà mentionné, dans plusieurs langues.
Il y a ce juge implacable chargé d’instruire une affaire où un juif est accusé, évidemment à tort, d’avoir volé un enfant pour l’égorger et boire son sang. Les récits s’agencent les uns avec les autres émaillés de citations de l’historien Léon Poliakov qui sont comme des commentaires. Il y a notamment deux nouvelles d’une violence glaçante de Lamed Shapiro, Le Baiser et La Croix qui racontent des pogroms. Histoires qui alternent avec celle du Golem, dont un rabbin dit qu’il « nous a été envoyé pour nous laver des accusations injustes, pas pour aider les pauvres », révélant des désaccords sur le rôle de cette créature dont on ne sait jamais vraiment quoi penser tant elle reflète, à mi-chemin entre l’humain et le monstre, les désirs de ceux qui l’ont imaginée. Certains voudraient même l’engager dans l’armée.Une chose est sûre, c’est que le Golem, tel qu’on le voit à l’écran via zoom interprété par l’acteur Minas Qarawany, a son avis sur la question quand il affirme : « Golem pas vouloir être Golem ». Autrement dit, il veut être un humain. Quand il passe devant une école où des enfants chantent l’alphabet, tous les comédiens entonnent en chœur la comptine des élèves. Plus tard on entendra la voix de Jorge Luis Borges énoncer ces vers de son poème Le Golem : « Le rabbin contemplait son œuvre avec tendresse, / Mais non, sans quelque horreur. Je fus bien avisé, / Pensait-il, d’engendrer ce garçon malaisé (…) ». Dans ce texte Golem rime avec Scholem ; référence à Gershom Scholem, l’historien de la mystique juive.
L’ambiguïté du Golem
La figure du Golem hante depuis longtemps Amos Gitaï au point de lui consacrer une trilogie avec les films Birth of a Golem en 1991, Golem, the Spirit of Exile en 1992 et Golem, Le Jardin pétrifié en 1993. Cette recherche inlassable il la poursuit avec ce nouveau spectacle où il s’inspire au passage des investigations menées avec le scénariste Tonino Guerra sur ce sujet inépuisable. Amos Gitaï : « L’ambiguïté du Golem, c’est qu’il peut aider la communauté aussi bien qu’il peut la détruire. Dans le spectacle je m’inspire d’Isaac Bashevis Singer qui présentait le Golem comme un sauveur, un moyen de lutter contre l’antisémitisme et le racisme. C’est pour ça que nous abordons entre autres les accusations de meurtre de sang. » Cinéaste et homme de théâtre, Amos Gitaï a d’abord été architecte. Quand on lui demande à quoi correspond pour lui le fait d’alterner entre cinéma et théâtre, il répond : « Au fond je suis avant tout architecte, mais j’adore transporter une discipline dans une autre. L’architecture au départ ce sont des mots. Le pari créatif, c’est à chaque fois de donner forme à des informations verbales. On retrouve la même chose au théâtre et au cinéma. Mais aussi avec le Golem finalement. Pour le faire vivre il y a ce mot ‘emet’ qui signifie ‘vérité’ qu’on glisse dans sa bouche. Donc le Golem c’est une idée qui prend vie en quelque sorte. Une idée qu’on peut questionner indéfiniment. »
Golem, de Amos Gitaï et Marie-José Sanselme, mise en scène Amos Gitaï. au théâtre de la Colline, Du 4 mars au 3 avril.