Alors qu’il reprend à l’Opéra Comique sa production de Samson d’après l’œuvre de Rameau sur un livret de Voltaire et dans une mise en scène de Claus Guth, le chef d’orchestre Raphaël Pichon revient sur quelques-unes de ses influences.
Bach : La Passion selon Saint Jean
Enfant, je pratiquais le violon sans grand enthousiasme l’après-midi au sein d’une école à horaires aménagés. Un jour, un professeur me propose de participer au chœur de l’église Notre Dame de Versailles. J’y vais en traînant des pieds. Et là il se passe quelque chose d’inouï. Quelque chose qui vous change définitivement. Une expérience sensible qui a bouleversé ma vie. J’avais neuf ans. Le fait de chanter avec d’autres enfants, de découvrir cette musique dans cet espace acoustique exceptionnel, de découvrir un tel récit et aussi l’endurance nécessaire pour tenir dans ce qui est une sorte de marathon artistique, tout ça a été pour moi une expérience totale. C’était aussi la première fois que je me confrontais à des instruments d’époque avec donc des timbres très directs. Et puis il y avait cette fragilité des voix d’enfants. C’était immense, énorme ; il y avait trop de choses en fait. Mais je peux dire que sans cette expérience, je n’aurais pas la même activité aujourd’hui. À quinze ans, quand j’ai senti que cette aventure unique allait finir, j’ai compris qu’il me fallait fonder mon propre chœur. Il était hors de question d’arrêter et donc pour continuer il fallait créer sa propre voie, réunir autour de moi des femmes et des hommes de bonne volonté pour faire ensemble un vrai travail de fond sur la fusion entre les voix et les instruments, le chœur et l’orchestre.
Pina Bausch : Orphée et Eurydice
Quand j’étais au Conservatoire à Paris, j’allais beaucoup à l’opéra. Un jour, je devais assister à De la maison des Morts de Leos Janacek. Une amie m’attendait à l’Opéra Bastille et j’étais très en retard. J’arrive en courant devant le guichet, je paye mon billet et je m’assieds au moment pile où le spectacle commence. Et là, surprise, je n’étais pas à l’Opéra Bastille mais au palais Garnier où l’on jouait Orphée et Eurydice de Gluck dans la mise en scène de Pina Bausch. Cela a été un des plus grands chocs de ma vie : le choc du mouvement. Ce spectacle m’a absolument bouleversé. Je l’ai revu ensuite plusieurs fois. Et j’ai vu ensuite presque tous les spectacles de Pina Bausch. Le rapport au corps, au mouvement et même le rapport à la chorégraphie dans la musique sont essentiels pour moi. Quand en travaillant sur une œuvre je parle aux musiciens, je me réfère beaucoup à la chorégraphie. C’est une métaphore bien sûr, mais ce sens du mouvement est déterminant. Par là on revient à Bach qui est un compositeur qui a beaucoup écrit à partir du matériau de la danse.
Radiohead : OK Computer
Un jour un copain d’école me passe un disque. Ça devait être en 1996. Une fois posé sur la platine, je l’ai écouté d’un bout à l’autre. C’était la première fois que j’avais la sensation d’être transformé, bousculé, ému jusqu’aux tripes par un album de rock. C’était Ok Computer de Radiohead. Ça m’a donné envie de connaître d’autres groupes de rock, mais surtout j’ai continué d’écouter la musique de Radiohead. Et je n’ai pas été déçu. J’ai même beaucoup appris en particulier de la façon dont ce groupe n’a pas hésité à tout envoyer balader et à repartir de zéro pour explorer des sentiers totalement nouveaux avec ses albums suivants Kid A puis Amnesiac où ils n’ont cessé de repousser les limites de l’électronique, de l’harmonie, de la musique spectrale, sans oublier l’orchestration ou l’instrumentation.
Dimitris Papaïoannou / Romeo Castellucci
J’ai découvert Dimitris Papaïoannoutout à fait par hasard en regardant à la télévision la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Athènes, en 2004, dont il était le metteur en scène. C’était un moment extraordinaire qui renvoyait aux origines, à l’Antiquité grecque, à la mythologie. Il avait fait ça avec un talent et une poésie prodigieux. Par la suite, j’ai vu plusieurs de ses créations. Venu des arts plastiques, il est à la fois chorégraphe, danseur et performeur. C’est quelqu’un qui m’inspire beaucoup par sa science du minimalisme. Ses spectacles m’ont amené à m’intéresser à des artistes comme Romeo Castellucci avec qui j’ai travaillé, entre autres, sur un spectacle à partir du Requiem de Mozart qu’on a créé au festival d’Aix-en-Provence où il y avait notamment la présence d’un nourrisson sur scène au dernier tableau. Cette expérience avec Romeo Castellucci est un des moments marquants de ma vie d’artiste.
Nikolaus Harnoncourt
Ma génération a la chance d’avoir été précédée par des artistes qui, comme le disait Nikolaus Harnoncourt, ont eu à cœur de réveiller l’âme atrophiée d’une partie de notre patrimoine : Gustav Leonhardt, William Christie, John Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe, René Jacobs. Sans ces musiciens avec lesquels pour certains j’ai eu la chance de chanter, nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui. Parmi eux, je situe sur un autre plan la figure de Nikolaus Harnoncourt, parce que c’est un homme qui s’est intéressé à la place de la musique dans notre humanité, dans ce que la musique a d’essentiel dans notre capacité à faire humanité. Je regrette vivement de ne l’avoir jamais rencontré, mais il nous a laissé des textes qui sont des ouvrages essentiels que j’encourage tout jeune musicien à lire. En plus, tout récemment, ses héritiers ont mis à disposition toutes ses partitions – annotées et commentées bien sûr – sur Internet. Une mine d’or !
Mes grands-parents
Mes grands-pères étaient tous les deux militaires. L’un a été résistant et l’autre prisonnier de guerre. Grâce à eux et aussi à mes deux grands-mères, je sens que je suis l’homme le plus chanceux du monde. J’ai la chance de vivre dans un monde libre, dans une démocratie, et d’être l’héritier de ces hommes et de ces femmes qui se sont battus quand notre démocratie était remise en cause. Il me semble que la conscience de cet héritage implique des responsabilités. J’ai beaucoup parlé avec mes grands-parents, du moins ceux qui étaient encore là quand j’ai eu l’âge d’échanger avec eux. Cela me semble très important de prendre conscience quand vous avez entre quinze et trente ans des trajectoires de vie ainsi que des choix et des sacrifices de vos grands-parents.
Samson, de Jean-Philippe Rameau, direction musicale Raphaël Pichon, à l’Opéra-Comique, Paris, du 17 au 23 mars