Emanuel Gat réunit Kanye West et Beethoven pour un somptueux ballet entre ciel et bitume : Freedom Sonata, bipolaire mais salutaire.
Faut-il être louftingue, au moins un peu, pour mettre à contribution dans la bande-son d’une pièce de danse un certain Kanye West, rappeur diagnostiqué bipolaire ? Emanuel Gat a osé. Jusqu’au bout. Et offre à ce compositeur aux superpouvoirs auto-diagnostiqués la diffusion d’un album entier : The Life of Pablo, produit en 2016. Mieux, le chorégraphe mélomane qui, avant de s’orienter vers la danse, étudiait la musique à Jérusalem et voulait devenir chef d’orchestre, confronte les collages sonores rocambolesques du Newyorkais à Beethoven ! Comme si, en écoutant The Life of Pablo, on n’avait pas déjà l’impression que ça part dans tous les sens. Grooves et conversations, ready-made et compositions grandiloquentes s’entrechoquent et construisent un paysage sonore parsemé de chocs sensoriels. « Fucking rules », ose-t-il même crier à un moment, entre génie et folie, si souvent impossibles à démêler. Mais Gat est bien décidé de prendre son West par le bon bout : « C’est un poète moderne qui aime sampler les musiques soul des années 1960 et 1970. » Face aux méandres politiques parfois nauséabonds du rappeur, il privilégie la fascination d’un inénarrable collage sonore, à l’image de la pièce radiophonique The Quiet in the Land de Glenn Gould, qu’il avait brillamment mis en danse en 2013. Et Beethoven ? Si Gat a jeté son dévolu sur la sonate N°32, ultime du genre par le maître préromantique, la raison est qu’on voit aujourd’hui en l’op.111 en Ut mineur une manière de défier les règles de la sonate comme forme musicale. Un « Fucking rules » par M. Beat-hoven ?
Sur le plateau, à l’épreuve des corps d’aujourd’hui, on entendra moins la sonate composée en 1822 comme une quête de liberté formelle, mais plutôt l’album de West comme une tentative à la Sisyphe de mettre un peu d’ordre dans le monde éclaté d’un crâne à tourbillons. Dans un premier tableau, majestueux, les danseurs tentent de s’élever sur les sons du très long premier morceau célébrant Pablo, (anti) héros imaginaire en électron libre mental et musical, probable alter ego représentant le rappeur. Et l’envol semble l’emporter sur la gravité tellurique. Avec Beethoven, on passe ensuite à des énergies plus mesurées, dans une chorégraphie qui se fait plus intérieure. Au troisième set, une belle réponse à re-Kanye West quand les onze interprètes enroulent, tels des techniciens du spectacle, le tapis de danse et remplacent le noir par le blanc pour ensuite réapparaître en ombres chinoises. Epure graphique et déconstruction de la danse, pour reconstruire l’autre face du rappeur, reflet de la violence de notre époque. « Fucking rules », certes. Mais en répétition, les principes que Gat communique à ses danseurs pointent les paradoxes de la transgression : « Vous pouvez enfreindre toutes les règles, mais seulement si vous saisissez une ouverture qui les améliore ! » Chez Gat les interprètes sont libres, dans le cadre d’un système très élaboré de matrices cinétiques. Aussi ce Freedom Sonata entre contraintes et liberté, entre Kanye West et Beethoven, fait figure de quintessence d’une œuvre chorégraphique majeure.
Freedom Sonata d’Emanuel Gat, Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, avec Chaillot Théâtre national de la danse, du 17 au 21 mars