Quelle forme ! Sylvain Tesson, 53 ans, soigne physique et prose. D’une part, un tour du monde des stacks, avec son fameux ami et guide du Lac ; de l’autre, un livre, Les piliers de la mer aux éditions Albin Michel, à la phrase courte, basse et haute altitude, pensées vagabondes, vocabulaires techniques, poésie, Nietzsche, Baudelaire, Morand, White, Apollinaire, Proust. Tesson nous y a habitués : sa forme fait mouche. Abstraction et monde physique ; mouvement permanent de la pensée, du corps, du climat, de la mer et des rochers qui s’érodent, qui s’écroulent, parfois. Tesson est un enfant, il le confesse lui-même : le jeu est sa passion, et le jeu, à 53 ans, consiste à articuler des phrases, des mots, en tous sens, virevolte autour d’un centre : le stack. Et c’est à mon sens la force du livre, procédant bien différemment de Blanc, plus sec encore, moins joueur : ce Piliers de la mer s’acharne à définir ce stack, poétiquement, philosophiquement, psychologiquement, autobiographiquement. Pour les néophytes, la définition simple du dictionnaire est : « un éperon d’érosion marine en forme de pilier, d’aiguille ou de pinacle de pierre séparé du littoral par l’érosion ». Mais écoutez ce florilège Tesson, un feu d’artifice : « Un stack, c’est une personnalité de la roche refusant la suprématie de la mer ». Pas mal. « C’est une ruine, un témoin, un souvenir. La relique de ce qui fut. C’est le stack. Un brave. Gloire à lui ». Pas mal non plus. « Je ne vois pas les stacks en figures hostiles. Pour moi, ils symbolisent un type humain : l’ermite ». Bien trouvé. « Il est le doigt d’honneur que la géologie adresse au principe de masse ». Imparable. « Dans la panoplie géomorphologique, il représente la figure du « seul contre tous », incarné dans l’ordre anthropologique par le long carrousel des hommes irréguliers ». Parfait. « Le général de Gaulle n’est point un stack. De prime abord, il en exprimait pourtant les caractéristiques par le refus spirituel et la résistance temporelle. Même sa stature l’apparentait physiquement à la haute tour de la mer. Mais la résistance gaullienne nourrit la volonté de reprendre la barre. De Gaulle s’écarte pour mieux revenir. Le stack, lui, se retire avant de mourir. L’un se prépare, l’autre disparaît. Ce n’est pas la même chose. S’effacer n’est pas combattre ». Il fallait y penser, superbe ! « Le stack allégorise l’opposition à la conformité. Tout ce qui refuse de suivre le mouvement est stack. Partout où il y a une côte rocheuse, en vertu du principe de recul érosif, il y a un stack. Partout où il y a une masse, un rebelle. Un dogme, sa contradiction. Une norme, son anomalie. Une partition, sa fausse note ; une loi, sa faille ; une obédience, son refus. Une machine, son grain de sable ». Quel efficace ! Et l’intelligence. Ah, j’oubliais : « L’homme-stack n’est pas résistant mais plutôt dandy. Détachement, indifférence, distance : la présence du stack, là-bas, planté dans les eaux du Pacifique, de la mer des Hébrides ou de la mer Ionienne, constitue une position esthétique ». Rigolard, Tesson finit par définir le stackisme : « Le stackisme consiste à repousser la mélancolie en se portant aux bords du monde. On préférera partir plutôt que de se morfondre. On préférera l’iode à la bile. Le vertige à l’amertume ». Il nous enchante !

Tesson ne se contente pas de jouer dans sa chambre. Il en sort. Il la fuit, l’immobilisme est synonyme de mort. Enfant mais aussi adolescent, pressé de voir ailleurs, de voir loin, et de voir ce que les autres ne voient pas. Principe de distinction, un des titres de chapitre. Là, les choses sérieuses commencent. C’est Kerouac qui prend la route. C’est Achab qui prend la barre. La vie n’est pas qu’un roman, et grimper nécessite préparation, cartes, réflexion, équilibre des forces. Là, Tesson se fait écrivain géographe, écrivain horizontal, décrit, transcrit, mot à mot, détail par détail, paysages, mer, ciel, terre. Puis l’élévation, un mot qu’il chérit : « Parvenus au sommet, nous nous adonnons au même rituel. Nous le répéterons cent fois : du Lac, qui a tout risqué, fait le geste de la victoire. Moi, second de cordée, je me tiens les bras ouverts, paumes des mains vers le monde, comme lorsque je récitais le Notre‐Père, enfant, dans la chapelle. En réalité, je ne prie plus le Père car il a désoccupé mon cœur. Mais, de mon bonheur, je prends à témoin les nuages et bénis la mer, les vagues et les rocs et les oiseaux aussi qui ne ferment jamais les yeux et les herbes couchées sur le bord des falaises et la mer qui frappe à coups désespérés pour que la Terre s’occupe un peu d’elle. » Vitaliste, panthéiste : Tesson exulte. Jamais nous n’aurons été aussi loin d’une littérature française contemporaine toujours plus geignarde. Gloire à Tesson !

Gloire à Tesson aussi, quand il nomme, comme il le fit à chaque stack gravi pour la première fois, l’un d’eux du nom de l’otage israélienne Shani Louk. En pleine Irlande titubante.

D’un trait de plume, il souligne cependant le danger qui guette. Non pas la mort, la chute fatale d’un stack. Non, la misanthropie possible, la mélancolie non loin. Cette société des hommes qu’il abhorre, qu’il déserte à toutes jambes, technique, marchande, trumpisée, en un mot, laide. Ce chercheur de beauté est sur une ligne de crête ; comment ne pas basculer ? L’angoisse monte.

En attendant, Tesson écrit de grands livres.

Les piliers de la mer, Sylvain Tesson, Albin Michel, sortie le 2 avril 2025