Samson devait être un opéra révolutionnaire signé Rameau, et Voltaire au livret. L’histoire en a voulu autrement, mais Raphaël Pichon et Claus Guth ressuscitent ce fabuleux opéra fantôme. Un pur bonheur à découvrir à l’Opéra Comique.
Rien n’est plus enivrant qu’un chef-d’œuvre perdu : la plupart des pièces de Sophocle, le London after midnight de Tod Browning, certains tableaux ou romans que les hasards de l’Histoire ont plongé dans la nuit… Parmi ces fantômes, Samson occupe une place de choix. Imaginez seulement : le plus grand écrivain de son époque s’associe au plus grand musicien pour fomenter la plus grande révolution esthétique. Car c’est bien ainsi que Voltaire et Rameau voyaient leur Samson, en 1733 : une refonte globale de l’art lyrique, un bouleversement de ses codes, pour se recentrer sur l’action scénique, le drame. Las, la censure royale passe par là et condamne un livret qui prend trop de liberté avec un sujet biblique. Voltaire aura beau remanier le texte à maintes reprises, les autorités demeureront inflexibles : sous Louis XV, on ne badine pas avec la Bible ! Et Rameau finira par abandonner cette chimère pour réutiliser la musique de Samson au gré de ses œuvres suivantes. Depuis, la partition originale et son livret ont été perdus et cet opéra est resté un beau rêve, presque un mythe.
Cela n’a pas suffi pour décourager Raphaël Pichon et Claus Guth qui, se fiant à leur pure intuition, ont imaginé ce que ce Samson aurait pu être. Et c’est l’emploi même du conditionnel qui rend ce projet aussi fou que réussi. Il ne s’agit pas du Samson de Voltaire et Rameau, mais d’un opéra que l’un et l’autre auraient pu écrire. Pour cela, Pichon est allé piocher dans le Rameau le plus probable (autant dire le meilleur) et Guth a concocté une intrigue biblique resserrée à l’extrême. Le résultat est un passionnant « best of », offrant un opéra dégraissé, à l’os, sans les fioritures obligatoires du genre (genre que Voltaire voulait justement réformer) et d’une grande puissance musicale et scénique. Créé à Aix l’été dernier, le voici désormais dans l’écrin de l’Opéra-Comique, qui lui va comme un gant.
On pourra évidemment être agacé par ce décor moderne d’immeuble en ruine, où s’activent des ouvriers en casque de chantier, mais ils figurent le temple détruit par la force de Samson, et qui va être le lieu d’un flash-back narrant toute la vie du héros. Intrigue simple, texte lisible, tout ce qui manque généralement aux opéras de Rameau est pour une fois présent. Et Guth s’autorise même des effets visuels et sonores en sound design très réussis lors des moments où le héros biblique se laisse aller à sa colère.
Pour cette création/résurrection il fallait des chanteurs impliqués et passionnés, et c’est le cas. Délicieuse Timna de Julie Roset ; timbre justement angélique de Camille Chopin pour l’incarnation du séraphin ; Dalila hautaine, à la voix (très !) ample de Ana Maria Labin ; dans le rôle (parlé) de la mère de Samson, la grande Andréa Ferréol est remarquable de tension et de retenue. Enfin, le Samson du baryton Jared Ott remporte tous les suffrages, passant de la colère à la fragilité avec une virtuosité parfaite.
Mais le véritable vainqueur de la soirée est évidemment Raphaël Pichon. A se demander si l’esprit de Rameau n’est pas venu se poser sur son épaule tandis qu’il concoctait ce fascinant patchwork musical, où l’on se plait à reconnaître Dardanus, Zoroastre, les Indes, Castor etc. Tout ici coule de source, confine à l’évidence. Le chef de l’ensemble Pygmalion ne dirige par Rameau, il le respire. Grâce à sa baguette, la prodigieuse richesse de cette musique nous saute au visage, tour à tour agressive et caressante, abrasive et sensuelle, tonnante et élégiaque. Les Pygmalion sont enflammés et le chœur, d’une précision parfois sidérante, est superlatif. Bien qu’on aime et révère les opéras de Rameau, on se prend à songer que ce Samson imaginaire, si tendu, si intense, si compact, est peut-être son chef-d’œuvre.
Samson, de Jean-Philippe Rameau, direction musicale Raphaël Pichon, mise en scène Claus Guth, Opéra comique, jusqu’au 23 mars.