Impeccablement bâti, tissé d’images et de sensations, le nouveau Lina Nordquist est un modèle de roman. Une grande réussite.

Le critique étant souvent un Jivaro refoulé ou un Procuste en puissance, un de ses plus coupables plaisirs consiste à résumer en deux mots ce qui, comme dans le cas du dernier Lina Nordquist, occupe près de 500 pages. Mais, pour une fois – et littéralement en deux mots, pas plus – l’exercice est entièrement légitime, car Là où nous avons existé tiens justement tout entier dans le syntagme « grand public ». Je m’empresse d’ajouter qu’il n’y a là rien de péjoratif ; mais au contraire le témoignage admiratif des très hautes qualités de la Suédoise. Car il faut entendre le lapidaire « grand public » dans toute l’étendue, considérable, de son acception.

À commencer par le sens communément admis. Ainsi, des années trente du siècle dernier à nos jours – ou, plus exactement, dans les trois périodes prélevées par l’auteur dans le cours des décennies : les années trente, les années cinquante et l’année 2024 – Lina Nordquist dispose, avec une science consommée des effets narratifs et un art aussi soigné qu’aisé de la construction, tous les motifs qui, selon l’expression en vigueur, « parlent » à la majorité des lecteurs. Deux gamins, Erder et Tom, leur mère, l’étau de la misère et de l’alcool, l’ambiance urbaine mi-Zola, mi-Dickens ; puis la fuite, adieu la ville, direction l’Eden de conte de fées de la campagne dans les bras grands ouverts du grand-père et sa cabane ; la forêt, le lac, l’enfance, et ce sont mille souvenirs personnels, mille autres livres, Bosco, Twain, Giono, la liste est infinie, qui contribuent, chez le lecteur, au sentiment de familiarité ; mais le ver est dans le fruit, les squelettes dans les placards, et les forces des ténèbres se coalisent – forces qui ont nom Famille, Désir, Alcool. Le naturalisme, le merveilleux, les échappées gothiques se fondent ainsi en un tout irrésistible. Qu’entrecoupent les chapitres des années cinquante, où tout ce matériau de l’enfance – comme un minerai radioactif – n’en finit pas d’irradier, de contaminer la conscience d’Erder, d’empoisonner, comme une gnôle de bas étage, son cœur et son âme.

Cependant, qu’on n’aille pas voir dans la maîtrise sans faille dont fait preuve Lina Nordquist dans l’agencement et la marche de ces motifs la seule marque d’un « métier » qui jouerait en virtuose de toutes les cordes qui résonnent au sein du « grand public ». L’anecdote, le substrat si riche de l’histoire d’Erder, sert de support et de toile à un autre récit. Dont le protagoniste n’est ni humain, ni animal, ni végétal, mais les trois, et plus, à la fois : rien de moins que la vie. Considérez donc le cycle des saisons ; le jeu des images qui, par leurs constantes métamorphoses, font du monde un vaste tout en perpétuel mouvement ; l’éternelle oscillation de la lumière régénératrice et des ténèbres ; la faim et la réplétion ; l’attention portée aux perceptions, à toute cette vie des sens. « Grand », ou mieux, « grandi », le public de ce roman l’est aussi au terme de sa lecture : il aura été plongé dans le bain le plus frémissant, le plus immense, le plus élémentaire qui soit.

Lina Nordquist, Là où nous avons existé, traduit du suédois par Marina Heide, Buchet-Chastel, 496 p., 25,50€