Du portrait d’un exilé syrien revenant vers sa patrie, notre chroniqueur, Omar Youssef Souleimane, tire un remarquable roman. Où il est aussi question de trafic de drogue et d’Ibn Khaldoun…

« Littérature sans frontières ». Une chose est de lancer (avec hochement de tête pénétré de rigueur) cette locution dans un dîner en ville, entre la poire et le fromage. Tout autre chose est, loin du poncif, de la poire et du fromage, de la mettre en application, et d’en tenir la gageure de bout en bout dans un roman. Ce petit tour de force, Omar Youssef Souleimane l’exécute avec une aisance d’autant plus déconcertante et digne d’être applaudie que rien, dans cet Arabe qui sourit, ne sent, justement la figure imposée et virtuose.

Alors qu’il sollicite et accuse, dans sa seconde moitié, la composante romanesque la plus pure sous les espèces du roman policier, voire du thriller géopolitique – rappelant ainsi que le régime de Bachar el-Assad était trempé jusqu’au cou dans le trafic de drogue – le livre revêt d’abord les couleurs méditatives, mélancoliques et anxieuses d’une conscience se livrant à l’exercice paradoxal de l’introspection. (Exercice paradoxal, car exigeant, lucide, mais aussi dépendant des caprices de la mémoire : Omar Youssef Souleimane capte très bien les surgissements de cette dernière). Telle est sans doute la première frontière que franchit L’Arabe qui sourit : celle qu’instituent les dénominations de genre ou de tonalité.

Omar Youssef Souleimane, ignorant superbement les postes des douanes littéraires, est, dans l’ordre de la littérature, un trafiquant : car la profession n’est pas réservée au boucher de Damas, elle a aussi sa noblesse, témoin un attachant personnage du livre.  Dès lors, ce roman d’un exilé syrien, devenu artisan-parfumeur à La Rochelle, que l’annonce de la mort d’un ami ramène d’abord à Beyrouth, puis en Syrie, peut parfaitement prendre les couleurs, tendrement exaltées, d’une histoire d’amour fou. Dès lors encore, l’argument romanesque peut s’amincir ici et là, et laisser la place à l’expression d’une condamnation sans appel du machisme du Proche-Orient. Ailleurs, des passages d’Ibn Khaldoun servent d’aiguisoir à l’esprit, les mots du vieil et génial historien rappelant la nécessité d’une vigilance intellectuelle de tous les instants.

Les frontières, on l’aura saisi, ne sont pas seulement figurées et littéraires : France, Liban, Syrie, elles sont bien réelles. Et comme tout ce qui est réel, elles débordent le simple cadre spatial, empiétant sur le territoire intime de la psyché. Ce qui se traduit par des passages (qu’on pressent nourris d’une matière autobiographique, Omar Youssef Souleimane ayant lui-même fui la Syrie) d’une grande suggestivité sur l’exil, cette « sorte de schizophrénie symbolique ».

L’exil, cette condition contradictoire, difficilement tenable, qui fait de ceux qui le vivent des contrebandiers existentiels, sans cesse en mouvement, en eux-mêmes, entre deux patries. L’exil, qui est le double noir du cosmopolitisme, cette démultiplication de soi dans laquelle, comme dira un des personnages, « on trafique nos souvenirs, nos idées, entre les frontières ». Aussi L’Arabe qui sourit est-il une invitation à rendre tout son lustre à une formule que le cynisme et les prurits nationalistes croyaient avoir usée : « citoyen du monde ».

Omar Youssef Souleimane, L’Arabe qui sourit, Flammarion, 228 p., 20€