Rencontre avec Claude Askolovitch pour son livre bouleversant A son ombre, prix Transfuge du meilleur essai, récit intime autour du deuil de sa première femme, Valérie. L’occasion pour nous aussi de dialoguer avec lui, sur sa vie privée mais aussi sur des questions politiques, autour de nos accords et de nos désaccords.
Avez-vous écrit ce livre à l’ombre de la culpabilité du survivant, que connaissent bien les Juifs ?
Le titre A Son ombre est tiré d’un poème de mon épouse, Valérie, décédée en 2009. Elle l’avait écrit quand nous étions jeunes amoureux, elle avait vingt-cinq ans : « mon amour est un arbre, un arbre avec du sang et des branches, à son ombre j’abrite ma peine et je cache ma joie de t’aimer… ». Elle est morte à quarante-quatre ans après avoir vécu vingt ans avec moi. C’est ça l’ombre. Cette ombre recouvre aussi la vie heureuse que j’ai reconstruite après elle. Je ressens la culpabilité de ne pas avoir été le compagnon que j’aurais dû être car on ne m’avait jamais dit que Valérie pourrait mourir à quarante-quatre ans ; la culpabilité de ne pas avoir vu qu’elle était malade – mais elle non plus ne l’avait pas vu car elle est morte d’un coup, foudroyée par une tumeur ; culpabilité que ses derniers mots pour moi, après une querelle, furent « laisse-moi » Valérie pouvait être très joyeuse et très sombre, annonçant souvent sa mort par des phrases comme « si un jour je ne suis plus là… » ; et puis la culpabilité de survivre et de retomber amoureux très vite, de Kathleen, me jetant dans cette nouvelle histoire à corps perdu avec le sentiment que j’allais mourir si je ne le faisais pas ; culpabilité d’être heureux et de ne pas être heureux, car Kathleen rencontre un homme fracassé ; culpabilité vis-à-vis de mes grands enfants orphelins pour leur imposer si vite une nouvelle compagne, et vis-à-vis de mes petits enfants avec Kathleen pour les faire grandir à l’ombre de tout ça ; culpabilité vis-à-vis de mon père malade quand Valérie meurt et à qui j’en veux de ne pas être mort à sa place ; culpabilité d’aimer deux femmes, une morte et une vivante… Donc une chaîne de culpabilités, mais je ne suis pas pour autant suicidaire, j’aime trop la vie. Les culpabilités, j’en ai plein d’autres, celle de ne pas avoir été le journaliste que j’aurais pu être… Tout ceci me fabrique et je m’en suis sorti en écrivant.
Vous n’êtes pas coupable du décès de Valérie, et à quarante-six ans, vous n’êtes pas coupable de vouloir vivre pleinement après… Pourquoi tant de culpabilités ?
Je ne suis pas la personne à plaindre dans cette histoire. J’ai la chance d’écrire, j’ai vécu vingt ans avec une personne de l’intensité de Valérie, je vis avec une personne de vingt ans de moins d’une intelligence absolue, j’ai eu des enfants formidables, je ne suis pas du tout à plaindre. Mais ce n’est pas moi qui suis mort, ce n’est pas moi qui vis avec un vieux chargé de fantômes… Donc je suis, sinon coupable, du moins responsable d’avoir entraîné beaucoup de gens dans ce que j’étais. Contrairement à ce que disait Camus, je ne me suis pas empêché. J’aurais dû faire mieux, on peut toujours être un mec meilleur. C’est dur d’avoir été confronté à l’irréparable, que ce soit avec Valérie ou avec mon père. Mon père, je l’aimais et je n’ai pas su le lui dire.
La mort de Valérie est survenue alors que vous étiez en pleine réussite professionnelle, comme pour vous punir de cette réussite…
Au moment de la quarantaine, j’étais grisé, la réussite, l’embourgeoisement, la puissance apparente, je faisais plein de choses qui ne me plaisaient pas… À un moment, j’ai payé. Et quand je me suis retrouvé tout nu, je me suis dit que c’était juste. J’ai eu le temps de ruminer tout ça, et j’ai écrit quand enfin, je n’ai plus eu le choix de le faire. Il fallait que je le fasse. Ça a été progressif. Mon éditeur Christophe Bataille me propose d’écrire sur le trou que j’ai eu pendant une dizaine d’années. Je me dis que je vais le faire. Puis mon grand fils tombe malade en 2018, un cancer, pas question d’écrire sur sa mère disparue. Il guérit. En 2019, Kathleen décide d’écrire un roman qui va toucher à notre intime, et curieusement, elle me déclenche. Ce livre est finalement parti comme ça. Je me suis dit « tu ne vas pas mourir sans écrire sur tout ça : Valérie, sa vie, notre couple, sa disparition, Kathleen, les enfants… ». C’est un livre autant sur la vie que sur la mort, car heureusement, notre vie n’est pas que la mort de Valérie, que le souvenir d’elle.
Votre trou professionnel et social n’est pas si vide et nu : vous avez une chronique sur Bein, sur feu I-Télé, vous écrivez des livres…
À un moment, j’ai quand même walou, rien. Mais, c’est vrai des gens m’ont fait travailler ici ou là. Mais par rapport à avant, L’Obs, Le Point, le JDD, la bio de Jospin, le bel appartement avec moulures… tu te sens rayé du monde auquel tu appartenais. Mais tu te rends compte aussi que tu t’en portes bien. Car à un moment de ma carrière, quand j’étais rédac chef au JDD, j’étais odieux, imbu de moi-même, et ça correspondait hélas aux derniers mois de la vie avec Valérie. Je n’aime pas l’idée d’avoir été ce mec-là au moment où elle est partie. Pendant ma « disgrâce », j’ai appris à faire la queue à Pôle Emploi, à appeler quinze fois des gens qui ne te rappellent pas, j’ai appris à compter mon argent… Et puis Kathleen a eu une aventure avec un homme. Après avoir vécu tout ça, t’écris !
Ce livre tourne autour de la tension fidélité-infidélité. Cette tension existe bien sûr avec les deux femmes de votre vie. Fait-elle aussi écho à votre parcours professionnel et politique qui vous a vu changer plusieurs fois de médias et de positionnement politique ?
Vous vous souvenez de Deslauriers dans L’Éducation sentimentale, qui dit qu’il a péché par excès de rectitude. Je vois très bien ce qu’il voulait dire : tu crois que tu es dans tes logiques mais tu fais en fait n’importe quoi. Tu trouves Ségolène Royal pathétique donc tu vas chez Sarkozy, mais en fait, mec, si tu vas chez Sarkozy, t’es plus de gauche ! Mais non, c’est parce que je suis de gauche que je rejette Royal ! Oui mais non, ça, ça n’existe pas. Je n’ai jamais voté Sarkozy mais j’ai fait ce livre avec Eric Besson qui dézinguait la candidate de la gauche. J’avais quarante balais, j’étais plein d’hubris… N’empêche que la suite ne m’a pas donné tort concernant Ségolène Royal.
Vous avez eu une proximité amicale avec Sarkozy, ce qui troublait puisqu’on vous considérait de gauche.
J’ai eu une proximité avec Sarkozy mais non, pas d’amitié avec Sarkozy, vraiment pas. Lui et Carla étaient gentils avec moi, mais il y avait maldonne, nous n’étions pas de la même bande. Je me retrouve un soir à dîner chez eux avec mon grand fils Théo, Carla lui montre sa guitare, Nicolas Sarkozy me dit du mal de journalistes, et moi je me demande ce que je fous là.
La fidélité se pose aussi avec Manuel Valls, un vieil ami, que vous allez critiquer politiquement quand il sera Premier ministre.
Valls était un ami très cher, une présence absolue et authentique au moment de la mort de Valérie. Le bashing contre lui m’est insupportable. Mais j’ai ressenti douloureusement son action politique, notamment envers les migrants. Il était bizarre de voir quelqu’un que l’on aime faire des choses que l’on déteste. À un moment, j’ai pensé que je devais l’écrire, et je l’ai fait dans le livre Comment se dire adieu. On se reparle depuis, mais ce ne sera plus jamais pareil… Pour parler de la fidélité, je vais passer par le maranisme, un truc très juif : soit la capacité d’être deux choses, de tenir deux vérités à la fois. Je pense que les maranes n’étaient pas si malheureux que ça à l’église et pouvaient être autant authentiquement chrétiens que juifs. C’est le maranisme qui m’a permis de vivre cette situation mêlée de désespoir pour Valérie disparue et d’amour fou pour Kathleen. La politique, c’est différent. Je suis devenu très détaché de la politique partisane et plus radical dans ma lecture de la société. Je crois que nous vivons une période préfasciste, que de nombreux médias le sont déjà, je suis consterné par ces libéraux autoritaires ringards qui sont en train d’inventer le délit de séparatisme qui est une abomination juridique. J’ai failli griller ma carrière avec un livre sur le sort qu’on faisait aux musulmans. Entre parenthèses, je rappelle que j’ai écrit un livre sur l’antisémitisme y compris l’antisémitisme musulman quand personne ne le faisait – plusieurs anomies, plusieurs oppressions, plusieurs fascismes peuvent coexister, fin de la parenthèse. Je pense que l’évolution d’une partie de la droite est terrifiante de bêtise.
C’est juste, mais l’évolution d’une partie de la gauche vers l’identitarisme ne vous inquiète-t-elle pas aussi ?
Non, je n’y crois pas. Edwy Plenel m’agace parfois, comme tout le monde, mais au fond je l’aime bien. Je vais me dérober : ce débat-là ne m’intéresse pas. Les antisémites sont des antisémites, les islamophobes sont des islamophobes, l’arrogance des possédants est l’arrogance des possédants, les violences faites aux femmes sont les violences faites aux femmes, l’intégrisme est l’intégrisme, on le sait, et tous ces débats à la noix m’emmerdent.
Vous ne pensez pas qu’on peut être antiraciste, sensible aux phénomènes de domination subis par les Arabes et/ou les musulmans, mais aussi par les femmes, les LGBT… Et en même temps être choqué par le djihadisme, par l’islam radical, par la montée de la violence en actes ou en paroles, et plus généralement par l’atomisation de la société en multiples tribus identitaires ?
J’ai été l’un des premiers à écrire le mot « islamo-gauchisme » qui désignait un courant très précis, une branche du trotskysme britannique qui avait théorisé l’alliance avec les frères musulmans. Ça, je connais, j’ai vu, j’ai couvert, c’était mon métier. Le reste, tous ces débats, ce n’est pas mon métier, je ne suis pas dedans. En revanche et pour être clair, je n’ai aucun problème avec la religiosité affichée, quelle qu’elle soit. J’ai une compréhension totale pour les restaurants halal, pour les femmes qui se couvrent la tête à tort ou à raison. Valérie a travaillé au cabinet de Mélenchon, elle était radicale sur l’antiracisme et elle mangeait casher. Alors quand je vois des restaurants halal, je me revois amoureux de ma jeune femme. Par ailleurs, j’aimais Charb, l’horreur de Charlie me hante, il n’y a pas de débat là-dessus, mais je déteste ce qu’on raconte sur la communauté musulmane.
La majorité des Français n’a pas de problème avec les restaurants halal ni même avec le voile dans l’espace public qui est devenu chose courante. La question, n’est-ce pas plutôt celle de l’islam radical, qui n’est pas un fantasme d’extrême droite mais un phénomène politique et sociologique largement documenté par des universitaires sérieux ? Faut-il aussi rappeler la longue liste des attentats jihadistes et/ou antisémites commis en France et dans le monde ?
Regardez les archives de L’Obs, j’étais parmi les premiers à parler des territoires perdus de la République. Comment dire, j’ai traité toutes ces questions avant que les fachos ne s’en emparent. Mais ces questions ne déterminent pas tout ce qui se passe dans la société française et la prévention permanente dont souffrent les musulmans, c’est odieux, ça fabrique une autre anomie. Tous les pays occidentaux ont subi le terrorisme mais tous ne régulent pas leur vivre-ensemble comme le fait la France. Ce que fait la France ne me satisfait pas, c’est trop systématique. Quand un élu histrion dénonce une musulmane dans une assemblée régionale et que la seule réaction du ministre de l’éducation nationale est de dire qu’il n’aime pas le voile, on est dans un moment compliqué. Je n’en rajouterai pas sur l’imbécillité de certains ministres mais cette idiotie-là me fatigue. Et elle prépare des choses pour des gens moins idiots et qui savent où ils vont. Si je m’honore de quelque chose dans mon bilan, c’est d’avoir traité de l’antisémitisme contemporain dans les années 2000 et d’avoir écrit un bouquin sur ce qu’on fait aux musulmans. Et je revendique les deux. Là, ce n’est pas du maranisme, ça se complète, il faut dire les deux. Un état, un gouvernement, doit se préoccuper de la violence, des menaces, de la sécurité de ses citoyens, okay, mais il doit aussi s’occuper de sa cohésion nationale. Ce dernier aspect est singulièrement négligé depuis plusieurs années en ce qui concerne les musulmans et les Roms.
Parce que vous l’avez traitée il y a vingt ans, vous n’êtes plus sensible à la question de l’antisémitisme qui est pourtant toujours prégnante ?
C’est vrai qu’Ilan Halimi et l’école Ozar Hatorah, c’était nouveau dans la société française et en matière d’antisémitisme. Le paradoxe, c’est que l’antisémitisme existe mais que rarement dans notre histoire les Juifs n’auront été autant protégés par les institutions et le pouvoir que maintenant. Même Marine Le Pen monte la garde devant la schoule ! Il faudrait réfléchir à ce paradoxe. Le problème, c’est que le sort fait aux Juifs par l’antisémitisme sert de prétexte à des discours d’exclusion. Et je ne veux pas me déterminer par rapport à des discours qu’on m’impose. Moi, je ne fais pas le lien entre l’antisémitisme des quartiers et les Kouachi ni le lien entre les phénomènes de régression religieuse et les Merah. On ne peut pas faire le trait d’union systémique entre le petit con qui dit « sale Juif ! » et Merah. Ce serait aussi absurde que de faire le lien entre un Juif religieux et Baruch Goldstein. Pour répondre à votre question, oui, l’antisémitisme me concerne encore, mais me concerne encore plus notre absence, notre silence sur certaines questions. Que le CRIF ne dise rien des migrants, des injustices sociales, de l’islamophobie, cela me rend perplexe. Ils sont non seulement droitisés mais racornis. Alors oui, ma mère a l’âge de Mireille Knoll et je suis parfois inquiet, mais pas plus inquiet que n’importe quel Français. Ça valait le coup de dénoncer l’antisémitisme en 2001, pas aujourd’hui avec tous les fachos.
Aujourd’hui, dans la gauche de la gauche, existe le concept de « cancel culture ». Qu’en pensez-vous ?
Je suis pour. Si on pouvait dégager Zemmour des médias, je signerais tout de suite.
Vous êtes pour l’interdiction d’Autant en emporte le vent, de Blow up, pour le licenciement de gens compétents qui font bien leur travail comme ce directeur de musée de San Francisco viré parce qu’il a simplement dit qu’il continuerait à exposer des œuvres d’artistes masculins et blancs ?
Mais non, bien sûr ! Tout cela est horrible, cette cancel culture est horrible, mais je pense que ça ne durera pas.
Entre Valérie et Kathleen, le livre est un superbe portrait amoureux de deux femmes. Comment vous positionnez-vous par rapport au féminisme, l’un des sujets majeurs dans le débat public actuel ?
Ma transmutation de « macho » s’opère quand je deviens veuf et que je me mets à m’occuper du ménage, de la lessive, des enfants… À ce moment, je fais tout : je suis le mec, le père, la mère poule, et quand Kathleen débarque dans ma vie, j’ai pris le pli et je fais ces choses mieux qu’elle. Il y a autre chose qui est dégenré : le fait de travailler à des horaires indus, de 2 h 30 à 9 heures du matin, fait que la personne avec qui je vis n’a pas conscience que je travaille vraiment – mais si j’étais homo et vivais avec un mec, ou si nous étions deux femmes, ce serait pareil.
Votre regard sur #MeToo ?
En dehors de mon couple, je pense qu’on vit une époque révolutionnaire. Mais l’intime m’intéresse plus que l’identité. L’identité est politique, l’intime est personnel, et les sujets intimes ont tendance à devenir politiques. Je trouve les combats féministes intéressants mais je ne les vis pas, ce n’est pas mon combat, si ce n’est par procuration. J’ai lu des papiers très intéressants sur les périodes menstruelles et leur influence sur le travail, sur les prothèses vaginales, sur les modes de contraception… Je connais ça car j’ai une femme jeune et une fille enceinte ; ce qui est nouveau, c’est que ça devient politique. Ça m’intéresse mais ça ne m’implique pas.
La critique de la « culture du viol », du « patriarcat systémique », des « mâles blancs dominants », ça ne vous implique pas ?
Vous semblez obnubilé par des phénomènes groupusculaires qui ne me passionnent pas.
« Groupusculaires », vous êtes sûr ?
Dans la société, il me semble que oui. Mais c’est vrai qu’on vit une période révolutionnaire avec ces nouveaux combats, les jeunes générations qui en demandent plus, la radicalisation féministe, la « cancel culture », etc. Je regarde tout ça avec intérêt mais je ne sais pas si je suis quelqu’un de l’Ancien régime, si je suis LaFayette ou Mirabeau, un Girondin ou un Montagnard modéré… Je pense en tout cas que je ne suis pas un hébertiste. Je ne sais pas jusqu’où tout cela va aller. Y aura-t-il des thermidoriens qui vont dire « aller, ça suffit, on revient en arrière » ? Je discute avec des gens qui savent qu’il y a là un sujet mais qui sont prêts de devenir thermidoriens. On sait bien que Weinstein ne vient pas du néant, donc oui, il y a des sujets, je ne fais pas semblant de ne pas les voir. Beaucoup de choses aujourd’hui font écho à ce que me disait Valérie et que je n’écoutais pas forcément. Par exemple, sur la difficulté absolue d’être une femme, de vouloir le mieux dans le métier et dans la maternité… Les choses sont plus simples et naturelles pour Kathleen, qui a vingt ans de moins que moi et qui me confronte à de nouveaux sujets. J’entends tout ça. Ce que je me demande, c’est quelle est la place de la critique d’un texte comme celui de Despentes après les César, non pas à cause de son féminisme mais en raison de son côté La Cause du peuple à l’époque de Bruay-en-Artois », avec la bourgeoisie unanimement mise en accusation. Être un ancien et avoir connu La Cause du peuple fait que je relativise les passions d’aujourd’hui parce qu’on a déjà beaucoup vu ça.