Qu’est-ce qu’un bon film politique ? À Transfuge, la question s’invite souvent dans les réunions de la rédaction, la question revient, elle insiste. D’abord, bien entendu, parce que c’est une question stimulante en soi. Ensuite parce que l’actualité – et cela de plus en plus instamment nous presse de la poser, le public paraissant aujourd’hui avide, ou du moins en attente, de films thématisant des enjeux politiques. Enfin, la question est d’autant plus sensible et urgente pour nous, à Transfuge, que nous avons émis des sérieuses réserves sur certains films politiques très favorablement accueillis par le public et la presse : Les Misérables, J’veux du soleil, entre autres.
Or voici que s’ajoute un nouveau titre à cette liste : Un pays qui se tient sage de David Dufresne, un documentaire défendant la thèse selon laquelle les violences policières systémiques qui s’exerceraient en France sont la traduction d’une violence plus fondamentale : la violence d’un État de moins en moins légitime. Une partie de la presse (Libération, Les Inrocks, Télérama) s’emballe ; nous sommes sceptiques. Pourquoi (il ne s’agit pas ici de discuter la thèse du réalisateur) ? D’abord parce que le film est loin d’être honnête : certes, sous couvert de dialectique, il donne la parole à quelques représentants des policiers (ils sont peu… mais quand même on sent que le réalisateur a fait l’effort…) tout en s’arrangeant discrètement (sournoisement), par la mise en scène, pour diluer ou décréditer leur parole. Ensuite parce que, la forme cinématographique se dissolvant complètement dans le développement d’une thèse, le documentaire de Dufresne ne s’adresse pas à des individus, à des singularités libres, mais aux consommateurs d’une opinion déjà constituée. Ou, comme je l’exprimais dans un précédent éditorial sur le cinéma politique (Transfuge N136) à propos des Misérables que j’opposais à Dark Waters, voilà un film qui “plaque des certitudes sur une situation, ne permettant pas au réel de se déployer, ne nous laissant pas la possibilité (puisque tout est joué d’avance) de le découvrir patiemment et d’y réfléchir”. Pourquoi joué d’avance ? Parce qu’Un pays qui se tient sage n’est que l’illustration d’une thèse préexistant à sa réalisation (Dernière sommation… de David Dufresne) alors qu’un documentaire authentique devrait être le lieu d’une rencontre avec le réel (une vraie rencontre avec sa part d’inattendus, de découvertes, de butées sur de l’inexplicable). Ainsi ce documentaire s’embourbe dans un activisme satisfait qui démobilise mon intelligence plutôt qu’il ne la mobilise. Pourquoi ? Parce que, j’y insiste, le film ne s’adresse pas à ma liberté d’individu, à mon caprice d’individu, à mon arbitraire d’individu, à ma complexité d’individu, à ma versatilité d’individu, à ma sensibilité d’individu, à ma fantaisie d’individu, à mes doutes d’individu, à mes scrupules d’individu, à ma perplexité d’individu, etc. Au contraire, ne créant rien, n’inventant rien, voulant à tout prix me faire accepter sa théorie et me placer sous sa tutelle idéologique, il s’adresse plutôt au peuple (qu’il faut éduquer), aux masses (qu’il faut mobiliser), aux gens (qu’il faut avertir et sensibiliser) à une classe sociale (qu’il faut fédérer), à une avant-garde (à laquelle il faut donner des armes) ou à une communauté (qu’il faut rassembler), ou encore au potentiel membre d’un collectif militant que je pourrais devenir, mais jamais, strictement jamais, il ne s’adresse à l’individu singulier en moi (au contraire d’un film comme Dark Waters par exemple).
Comment définir “l’individu “que je convoque ici ? C’est l’une des taches auxquelles s’emploie Olivier Neveux dans un stimulant essai intitulé Contre le théâtre politique. Écoutons-le car ce qu’il écrit du théâtre vaut aussi pour le cinéma : “assis dans cette pénombre, je pense bien ce que je veux, y compris le contraire de ce qui s’y dit, je bricole à mon rythme, parfois hostile, d’incongrues associations, je me projette à ma guise dans le hors-champ, je monte, je cadre, j’invente, je comprends, je me paume, je déteste, je me trouble, je divague, je choisis (ou non) d’être affecté, je suis confronté à d’autres intimités à mes côtés qui réagissent à leur façon, je joue…” Or c’est précisément cette possibilité d’inventer, de délirer, de divaguer, d’imaginer, d’associer, d’être distrait, de se perdre, de se projeter (ou pas), bref c’est la possibilité de sentir et de penser par soi-même, qui est complètement annulée, étouffée, par des films comme Les Misérables et Un pays qui se tient sage.
Qu’en conclure ? Sans doute que, plutôt que de vouloir construire un collectif de personnes partageant la même opinion, le cinéma politique devrait, pour reprendre les mots d’Olivier Neveux, “travailler à la mesure de l’individu “. C’est-à-dire “considérer que le théâtre (le cinéma) ne peut changer le monde, qu’il peut tout au plus changer un monde. Changer un monde signifie, parmi d’autres, ne plus reconnaître tout à fait celui-là, être éventuellement troublé de ne plus le reconnaître”. Bref, je crois que le cinéma politique – pour avoir une quelconque efficace – doit s’adresser aux individus. Et cela d’autant plus que, Neveux y insiste aussi, il est sans doute faux d’affirmer que l’individualisme est la source des maux de notre époque.
Voilà un bout par lequel on peut prendre la question du cinéma politique. Mais l’affaire est complexe, il nous faudra y revenir.