Salman Rushdie l’a souvent dit, entre Quichotte et le réalisme, il choisit Quichotte. C’est la foi ininterrompue dans la littérature, sa religion de l’imaginaire, que Rushdie a toujours poursuivi sur les traces du héros de Cervantès. Un livre qui s’intitule Quichotte, de celui qui n’a finalement jamais cessé de converser avec lui, promet donc une jouissance du lecteur, et de l’auteur. Et c’est bien là ce qui saute aux yeux à chaque ligne, Rushdie s’amuse comme un petit fou. Nul hasard que deux des personnages dialoguent sous forme de combinaison d’échecs ce qui donne des morceaux de dialogues surréalistes, comme « 4) P-KR4. 4…P-N5. 5) N-K5 », l’écrivain à chaque chapitre ou presque, change de point de vue, de manière, ajoute une dimension à la fiction. Tentons l’impossible, résumons l’intrigue, ou plutôt les trois, quatre lignes qui s’entremêlent : Quichotte est un représentant en pharmacie qui abandonne tout pour partir sur les routes américaines retrouver son grand amour, Salma, animatrice-star d’un show télé. Sam DuChamp est un écrivain de romans d’espionnage qui écrit un roman sur Quichotte, tout en essayant de se réconcilier avec sa sœur. La fiction se corse lorsque apparaît Sancho, fils imaginaire de Quichotte qui tente d’exister, malgré tout. Normalement, à ce stade, le lecteur se perd. Ajoutons à cela la vie tragique de Salma, les entourloupes médicales de l’oncle richissime de Quichotte, le dr Smile, et la fiction s’avère à peine plus complexe qu’une fin de partie entre Kasparov et l’ordinateur. Rushdie joue à nous perdre, et qui ne s’est d’ailleurs jamais égaré dans le roman de Cervantès ? L’écrivain piétine avec euphorie le principe du schéma narratif au millimètre qui règne aux États-Unis, et de plus en plus en France, sous l’influence des séries, pour nous rappeler que le roman est avant tout un art de la liberté, et sans doute, de l’insaisissable.
Ceci dit, Rushdie n’est pas un simple joueur d’échecs qui soliloque. Son Quichotte brosse un paysage en multiples perspectives, celui de l’Amérique de Trump, vu par ceux qui l’ont rejoint récemment ; tous les personnages sont nés en Inde. Ainsi apparaît au fil des pages le pays des vastes espaces vides, traversés par Quichotte et Sancho, des petites villes du Texas ou du Kansas, où à la vue de l’étranger, au mieux on insulte, « où avez-vous caché vos turbans et vos barbes à la con ? / On va tous vous atomiser », au pire, on se transforme en « mastodontes », hommage délicat de Rushdie à Ionesco, et image puissante de ce que Trump libère chez ses électeurs d’animalité, et de sentiment de puissance. L’étranger se révèle une constante obsession pour tous ceux qui sont noirs ou foncés, sur cette terre où l’on ne veut parler qu’une seule langue, et ne se nourrir que de sa propre culture. Et l’on retrouve dans cette peinture américaine un écho du roman de Cervantès, Quichotte est malmené parce qu’il lit des livres dans l’Espagne fondamentaliste du XVIIe siècle, comme ce Quichotte incarne un peu trop « l’Autre », dans des petites villes à bien des égards obscurantistes. Et c’est bien là que Rushdie révèle l’origine de son amour immodéré pour la fiction et ses mystères : en propulsant ses improbables figures sur un plateau de jeu comme l’Amérique d’aujourd’hui, il en fait voir l’absurdité dominante, la violence des rapports qui y règne et qui est si peu mise en doute. Quichotte n’est plus le personnage burlesque qui se bat contre les moulins de ses illusions, il devient, par la grâce du pouvoir romanesque de Rushdie, à la fois auteur et protagoniste d’une quête sans doute sans issue, mais infinie : la poursuite de la dernière histoire, celle qui racontera la fin de la violence des hommes.
Quichotte, Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, 426p. 23€