Le monde étant officiellement devenu inhabitable, maladif, mortel, il faut trouver un lieu où l’on peut encore respirer. Les livres sont ces « bien essentiels », cet espace de liberté, où se mouvoir reste possible. Alors que l’on nous somme de rester chez nous, l’aspiration à être ailleurs n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Les livres sont ces piliers inébranlables là où le monde s’effondre ; ils sont promesses là où le monde se referme sur lui-même ; ils sont quiétude là où le monde violente. Islamisme, Covid, confinement : la mort s’emballe, là où nous ne recherchons que vitalité et élan, pour continuer non pas à bien vivre, mais à vivre correctement.
Vitalité et élan, c’est ce que ce Marx Brothers par eux-mêmes de Chantal Knecht, de la collection Bouquins, promet à son lecteur. Vitalité et élan, quels mots s’accordent mieux à ce que furent les Marx, les rois de l’overstatement, du nonsense, de la bouffonnerie, de la farce. Nous entrons dans ce livre comme on entre dans La soupe au canard ou L’explorateur en folie : n’importe comment. Nous glissons d’une entrée à l’autre, anarchiquement, d’un nom propre qui vous inspire, d’un mot qui vous attire. Beaucoup de Groucho, bien sûr, qui n’est autre que la victoire de l’esprit sur la pesanteur qui règne, Groucho comme victoire sur l’esprit de sérieux dans lequel essaient de nous enserrer les mouvements régressifs et ressentimentaux tels que #MeToo et l’imposture décoloniale. Mouvements qui tentent de rétrécir nos êtres, nos idées, l’infinité diversité du monde, mais qui n’y arriveront pas, la preuve avec Transfuge.
Au hasard Balthasar, dans ce livre : « la nuit dernière il y avait une femme qui n’arrêtait pas de frapper à la porte de ma chambre d’hôtel ! Finalement je l’ai laissée sortir » ; ou encore : « quand j’étais en Afrique, j’ai tué un éléphant en pyjama… ce que cet éléphant faisait en pyjama, je ne l’ai jamais su. » D’autres grouchoïsmes ? « la principale cause de divorce, c’est le mariage » ; « je me méfie des couples qui se tiennent toujours par la main. S’ils ne le faisaient pas, ils auraient trop peur de se tuer. » Entrée Salvador Dali : ce dernier vouait un culte à Harpo ; le peintre considérait les Marx comme des surréalistes, révolte absolue, insoumission totale, sabotage en règle, humour et culte de l’absurde. Dali enverra une harpe à Harpo, et écrira un scénario inachevé pour les Marx, intitulé Salade de girafes à cheval ! Le film ne verra évidemment jamais le jour. Allez, une dernière pour la route, l’entrée Argent : « « parti de rien, j’ai atteint la misère. » Un conseil pour Noël : achetez à vos proches ce livre, ils vous remercieront, beaucoup plus que pour un livre de Leïla Slimani ou de David Foenkinos. Et puis la vie est courte, on ne sait pas combien de temps il nous reste à vivre, surtout par les temps qui courent.
Gallimard, de son côté, publie dans la collection Quarto, l’intégralité des nouvelles de Philip K.Dick. Il écrivait ses nouvelles la nuit, dès 1948. Plusieurs intuitions retiennent l’attention du lecteur de 2020. L’attirance des hommes pour un monde virtuel ; on se souvient des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? du choix amoureux du personnage principal pour une femme virtuelle ; déjà, notre besoin de refouler au plus loin notre animalité, senti par Dick en 1966. Vision prophétique non moins impressionnante : le monde truqué. Et si tout devenait faux dans ce monde qui se présente comme toujours plus transparent. Soixante-dix ans avant Bret Easton Ellis, Dick annonçait notre monde de la post-vérité. Par ailleurs, dès la fin des années cinquante, il voit s’effondrer la puissance des nations à l’avantage des grandes entreprises transnationales, forteresses hors d’atteinte. Dick n’aurait pas été étonné d’un monde dominé par les GAFAM. Enfin, citons une nouvelle en écho avec le mauvais rêve que nous traversons, Le canon. Un vaisseau spatial atterrit sur la planète Terre qui a été dévastée par une guerre nucléaire. Il ne reste qu’une arme automatique, qui vous tire dessus si vous vous approchez trop d’elle. Elle protège un site, qui semble contenir un trésor. Des pièces d’or ? des diamants ? Des liasses de billets ? Non, ce trésor, ce sont des livres, des sculptures, des tableaux. Ce trésor, c’est la mémoire du monde, c’est le raffinement le plus élevé dont l’homme est capable. Ce trésor, c’est ce qui signifie que nous ne sommes pas simplement des robots, des êtres exclusivement voués à nourrir la start-up nation, dévorante machine productiviste. D’où notre rage devant la fermeture des librairies, mais aussi des musées, des galeries, des cinémas, des théâtres, alors qu’en bas de chez moi, la chocolaterie reste ouverte. Les mondes de Dick sont hostiles, dangereux, irrespirables. Souvent, ses personnages vivent dans des souterrains, comme des bêtes. Là encore, il n’aurait pas été surpris de ce qui nous arrive : un mauvais rêve qui ressemble fort à de la science-fiction.