Quelques noms valent pedigree et manifeste dans le cas de la galerie Chantal Crousel, dont on « rencontre », par écrans interposés, la fondatrice et son fils, Niklas Svennung, qui a repris les rênes. Ces noms sont autant de sésames pour tous ceux qui s’intéressent à l’art contemporain le plus contemporain, id est le plus vivant : Jean-Luc Moulène, David Douard, ou encore Mimosa Echard. Soit les trois sommets d’un triangle qui pourrait servir d’emblème à la galerie : l’alliage de la matière et de la pensée (Moulène), l’attention soutenue au monde environnant, à ses productions les plus fragiles et ses rumeurs (les installations et les objets de David Douard) et l’inlassable ouverture défricheuse : Mimosa Echard, est une jeune artiste qui vient de grossir les rangs de la galerie avec ses assemblages à la fois délicats et assurés. Sans oublier l’hospitalité accordée à la faveur d’une expo à la galerie newyorkaise Greene Naftali, avec Andy Robert ou Walter Price. En ces temps de « viewing rooms », de masque et de distanciation, où la « persévérance inquiète » dont parlait Gide est plus que jamais nécessaire, la galerie maintient le cap avec un optimisme vigilant.
Le premier confinement avait changé la donne dans le monde de l’art. Comment réagissez-vous au second ?
Chantal Crousel On a mis en place de nouveaux réflexes, de nouvelles façons de faire ressortir l’essentiel et de le communiquer. On a aussi ressenti le besoin permanent d’art, plus encore maintenant qu’en temps normal. Le besoin de beauté, pas de beauté décorative, mais d’un contenu, d’œuvres et de propos d’artistes qui encouragent, stimulent la résilience. Nous ne sommes pas des îles ; les artistes du monde entier sont tous reliés par cette crise, ce qui crée une possibilité de réseau qui n’aurait peut-être pas été au premier plan en temps normal.
Niklas Svennung Je suis assez optimiste sur une reprise ou une normalisation de la fréquentation et du rapport au public cet hiver, entre décembre et le printemps.
Les artistes que vous montrez, Jean-Luc Moulène, David Douard, et bien d’autres, travaillent des formes transitoires, des matières indéfinies, s’intéressent au flux… Est-ce une façon de répondre aux incertitudes de l’époque ?
N.S. Je vais évoquer l’exposition qui se tient juste à côté de moi [l’accrochage collectif d’artistes de la galerie américaine Greene Naftali ndlr] On peut parler d’une période de mutation. Même avant les restrictions sanitaires et le Covid, d’autres mutations très fortes avaient lieu, plus particulièrement visibles et audibles aux Etats-Unis, et je crois que les artistes new-yorkais ont travaillé au corps la question d’un passage, d’une transformation, en réaction à une forme d’oppression, aux violences et aux tensions même au sein de communautés qui jusque-là pouvaient faire bloc. On est face à des artistes qui évoquent un temps suspendu. Quant à Jean-Luc Moulène, le sujet de ses sculptures et de ses poupées inversées et renversées lui permet de toucher à d’autres problématiques sensibles, difficiles à aborder, mais qui deviennent belles à travers leur transformation, qui nous rendent un peu plus lucides. Les propositions de tous ces artistes ont un point de départ très fort, mais, heureusement, elles nous permettent de les dépasser.
C.C. C’est une conscience de l’époque dans laquelle nous vivons. Nous sommes au milieu de la tourmente aussi bien sur le plan de la pandémie que sur celui de la nature, et les artistes sont sensibles depuis quelque temps aux phénomènes qui ont mené là. Mais ce sont des questionnements et il n’y a pas de panique – peut-être de l’inquiétude – mais de la résilience, et une aspiration à trouver la beauté là où elle se trouve réellement. Et la beauté n’est pas une question de canon esthétique…
Vous ouvrez vos portes à une galerie new-yorkaise. Une collaboration à petite échelle, à taille humaine, qui tranche avec les foires aux dimensions souvent colossales…
N.S. En l’absence de FIAC, j’avais décidé un mois et demi avant, pour compenser, de proposer à Greene Naftali d’occuper notre espace rue de Saintonge. On a tout de suite trouvé un intérêt réciproque à ce genre de collaboration, qui n’aurait peut-être pas eu lieu en temps normal, où, à cause des foires, on est obnubilé par un timing, un agenda mondain, social, logistique intense… Maintenant qu’on a un peu plus de temps, on peut chercher une profondeur de champ et de relation différente.
C.C. On a vu émerger, dans le cadre des foires, beaucoup d’« online viewing rooms » avec plus ou moins de contenus, plus ou moins racoleurs, où les galeries présentaient ce qu’elles proposaient. Mais il est nécessaire d’apporter davantage. C’est ainsi qu’est née une initiative prise par une vingtaine de galeries complices, dont la nôtre, établies sur les cinq continents, désireuses d’ajouter une dimension culturelle au-delà du consommable. Au cours des mois à venir, ces galeries coordonneront une partie de leur programme – in situ et en OVR (Online Viewing Room) – en présentant des œuvres de leurs artistes articulées autour du thème de l’Eau – sa disparition ou ses débordements – en lien évident avec le changement climatique. Cette plateforme commune verra le jour mi-décembre, sous le nom Rhé – du grec (Panta Rei – tout est fluide).
N.S. Pour Art Basel Miami, du 2 au 6 décembre, notre « viewing room » portera sur le domestique. On a choisi l’intitulé « Domus », comme habitat, habitacle ou espace privé, et les œuvres sélectionnées traitent de l’intérieur, mental, mais aussi physique.
Pour retrouver les expos de Jean-Luc Moulène, Naftali Greene, David Douard et Mimosa Echard : https://www.crousel.com/viewingrooms/
Le livre des quarante ans de la galerie : https://www.crousel.com/jure-moi/