« It all seems like an artist’s dream » : les mots de l’explorateur Frederick Cook, qui relate l’hivernage forcé du Belgica, encastré dans les glaces de l’Antarctique en 1897-1898, se posent en voix off sur la lumière bleu nuit, vaporeuse, qui feutre Deception Island, le film de Stéphanie Roland, brève chronique de cette longue morte saison. Cauchemar que cette stase d’une épopée polaire, certes, mais « rêve d’artiste » que la denture des membrures du navire qui servent de décor, que cet estompage d’une nuit infinie qui noie tout, que ces hommes entre eux, face aux conditions les plus éprouvantes, aux prises avec la vulnérabilité de leur corps, de leur esprit. Le plus évanescent, le plus fantastique même, voisine avec la présence la plus anxieusement réelle, celle de l’équipage. Comme si l’esprit de la « mystic light » du pôle trouvait à s’incarner.
Autre aventure, autre voyage, pas immobiles ceux-ci : dans les seventies, Irene, la mère de l’Ecossaise Rebecca Jane Arthur qui signe Liberty : an Ephemeral Statute, quitte l’Ecosse – où ne l’attendait qu’une vie enlisée – pour les Etats-Unis. Images en Super Huit, avec leur frémissement papillotant, leurs estafilades lumineuses, bref, tous leurs accidents visuels ; voix enregistrées d’hier et d’aujourd’hui ; fragments écrits d’une identité (papiers officiels, lettres) : c’est toute la matière de la mémoire d’Irene, à la fois fragile et dense, hétérogène et pourtant si intensément personnelle, que le film brasse et donne à voir. C’est l’intuition que partage aussi Eva Giolo dans une scène d’A Tongue Called Mother, qui capte avec autant de sensibilité que d’acuité l’initiation d’une petite fille au langage : l’esprit humain n’est pas une gaze insubstantielle, c’est une matière. Il a une épaisseur, une pesanteur, une friabilité ou une résistance, et comment mieux le suggérer qu’en montrant cette petite fille qui, tout en répétant avec sa mère les mots qu’elle apprend, aide celle-ci à jardiner, plongeant une cuillère comme une minuscule bêche dans la terre, tout comme les mots se fraient un chemin, marquent de leur empreinte son esprit, le cultivent ?
C’est peut-être ainsi, en raccordant l’esprit et la matière, qu’on peut répondre à Saadie Choua, lorsqu’elle déclare au début de son film, Les Choua, épisode 3, où l’histoire familiale se dessine dans un feuilletage de références, de Tchekhov à Sister Sledge : « je suis hantée par la demande exigeante et pertinente de Frantz Fanon de faire des images différentes ». Quand Amélia Derlon Cordini rejoue « le Terrier », dans un espace qu’on imaginerait volontiers beckettien – mi-nid, mi-grenier – avec un extraordinaire acteur, elle ne donne pas seulement poids et présence à l’espace mental, obsidional, de la nouvelle de Kafka. Elle crée une image hybride, qui s’adresse aussi bien à cette strate plus ou moins enfouie de l’esprit qui réagit aux grands symboles (la psyché comme espace clos, maison, caverne ou pourquoi pas terrier) qu’à nos yeux qui s’étonnent, s’inquiètent, fouillent, cette étrange architecture. Et sans doute est-ce au duo Brognon Rollin qu’il revient, en trois minutes, de cristalliser cette nature double de l’image, dans La Mémoire d’Hadrien. Au premier plan, tirant une diagonale avant de bifurquer et de se perdre dans les vallonnements du paysage, le mur d’Hadrien et, omniprésent, entêtant, le vent comme un soufflet. Conjonction du minéral et de l’aérien, du fixe et du volatil. Comme un programme pour une alchimie de l’image.
Cycle 25 Arts Seconde, du 26 au 28 novembre, Centre Wallonie Bruxelles, à retrouver en ligne en suivant ce lien: https://www.cwb.fr/agenda/25-arts-seconde