Au mot « deuil », qui veut dire « douleur » (du latin dolere, « souffrir »), je préfère le mot « chagrin », d’origine occitane, plus précis, si l’on en croit du moins Frédéric Mistral qui le faisait dériver du grec καρκίνος (karkínos), « chancre » : c’est en effet un sentiment qui ronge et désagrège l’existence comme un cancer. Comment réagir face à la terrible déflagration qui vous sidère lorsque l’être qui vous est le plus proche vous quitte soudain à jamais ? « Il est mort », écrit simplement Nathalie Léger et l’on sent ce constat brut s’enfoncer en elle comme un venin qui la paralyse. « Je ne suis pas délaissée. Je n’ai à ressasser ni colères ni remords, pas de reproches, pas d’amertume, mais seul, énorme, ce terrifiant rien de pensée qui s’effondre silencieusement, se reforme et s’effondre encore. »
Avec la même application clinique que dans Supplément à la vie de Barbara Loden et La Robe blanche, où elle projetait ses propres tourments (son rapport avec sa mère) sur le destin d’autres femmes, de sorte que les drames s’éclairent mutuellement à la faveur d’une mise en miroir, Nathalie Léger a retranscrit les sensations qu’elle a éprouvées à la mort de son mari, le dramaturge Jean-Loup Rivière, le 23 novembre 2018. Suivant l’azur est le récit quintessencié de ce combat contre l’effroi, le dénuement et l’anéantissement qu’elle ressent à chaque instant alors même qu’elle s’efforce de sauvegarder, sans le secours d’une religion, un lien avec son bien-aimé disparu. « Je gratte furieusement la matière comme un animal à la recherche d’une trace enfouie, d’une piste qui mènerait à toi, ou comme ces chiens dressés à reconnaître la présence des noyés qui, longtemps après, remonte en bulles. » Comment et par quoi combler le manque ? Si belle que soit l’idée de la transmigration de l’âme après la mort, Nathalie Léger n’arrive pas à croire à la réincarnation, ou à une autre forme de survivance corporelle. Seule la mémoire, quand elle confine avec le songe, parvient à restituer l’illusion charnelle du corps absent, dissous, volatilisé, mais dont l’effetest encore sensible comme un reflet ou une ombre : « Dans la nuit, où qu’elle tombe, le souvenir s’avance timidement, prêt à reculer dès qu’une image devient trop précise. On croit pourtant ne vouloir qu’une chose : que les images soient le plus précises possible, la forme comme si on y était, la chair à la perfection, on voudrait le poids, le souffle, et que l’âme reprenne corps, reviens, reviens. »
Cet appel est l’écho du chagrin. Si la douleur persiste, n’est-ce pas un signe tangible que le défunt reste présent et qu’il continue d’irradier dans l’illusion de sa prochaine réapparition ? Ce à quoi Nathalie Léger a du mal à se résigner, c’est à ne plus jamais pouvoir toucher le corps de son bien-aimé : si elle croyait à l’après-vie, elle ne saurait néanmoins réprimer le geste de Marie-Madeleine face au Christ ressuscité. Un geste qui est l’essence même de l’amour : saisir et embrasser le corps de l’autre, l’étreindre jusqu’à ce qu’il se confonde avec soi. L’acceptation de la mort est-elle la voie de la convalescence ? C’est du moins en acquiesçant aux conditions tragiques de l’existence, à sa plénitude et à sa finitude, que Nathalie Léger voit se profiler un accomplissement qui la délivre de l’absurde et du vide. « Je le savais, bien sûr, mais, à l’instant, j’y consens dans un élan de gratitude généralisée, une dilatation, une adhésion au monde tel qu’il est, écumant, indifférent et allègre. »
Tel est le message de Suivant l’azur. Jamais le regard d’une agnostique n’a été à ce point tendu vers le ciel que contemplent les mystiques.
Suivant l’azur, Nathalie Léger, récit, éditions P.O.L., 80 p., 11 €