Le référé-liberté pour la réouverture des lieux de culture est examiné ce lundi 21 décembre par le Conseil d’Etat : décision sous 48 heures.
S’il fallait préciser un « pic » de la déception du monde du spectacle vivant, ce serait le 15 décembre 2020. Le jour de réouverture qui s’est mué, en une décision autoritaire, en jour de fermeture pour la culture. Seuls lieux en ville à demeurer portes closes : les théâtres, les salles de concert, d’opéras, les cinémas et les musées. Je me promenais, ce 15 décembre, rue de Rivoli, traversant la foule des trottoirs, des magasins, sous le mauvais air d’une Traviata de centre commercial, et je pensais à ce que disait Michel Serres sur l’échange : transmettre la connaissance ou vendre la chaussure ce n’est pas la même chose car de la transaction du savoir, nous sortons riches ensembles, quand de la transaction financière, l’un se trouve enrichi, et l’autre, appauvri. Notre société a choisi de vendre la chaussure et de ne plus transmettre l’art. La transaction « essentielle » s’est avérée celle de la chaussure, et la connaissance est devenue, cherchons le terme, « non-essentielle », « inutile », « dispensable », « cosmétique », « vaine », « accessoire », « superfétatoire » ? C’est dire que l’interprétation intégrale des quatuors à corde de Beethoven s’avérait ce 15 décembre, à l’inverse des Nike à la semelle clignotante, ou de la coque de téléphone imprimé Kim Kardashian, superfétatoire.
Quel que soit l’avenir, et même à l’heure du bienheureux retour à la normale, qui pourra dire que rien ne restera de ce 15 décembre 2020, ce jour inédit où les rues commerçantes étaient bondées et les théâtres, les cinémas, les musées, et les salles de concert, vides ? Qui pourra dire que tout cela sera oublié, et qu’il ne demeurera pas, dans l’esprit des artistes et du public, cette infime mais profonde cicatrice de ceux à qui l’on a dit qu’en temps de catastrophe, ils ne valaient rien ?
Alors même que cette culture superfétatoire aurait pu offrir à ceux qui restent, dont nous sommes, ceux qui vivent dans ce sentiment d’immobilité et de permanente contrainte depuis bientôt un an, une échappée accessible. Souvenons de ce qu’écrivait Proust dans ce roman dont le titre aujourd’hui résonne particulièrement, La Prisonnière, « le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres ». Ce véritable voyage, j’ai eu la chance de pouvoir l’accomplir le 15 décembre. Non pas en entrant dans une boutique pour demander un imprimé Marcel Proust sur ma coque d’ I Phone 42, mais en me rendant à la Colline. Étrangeté d’aller au théâtre le jour de la non-réouverture, pour, avec d’autres professionnels, assister à un spectacle qui jouait sa non-première, devant le non-public que nous étions. La représentation eut lieu. Les Etoiles de Simon Falguières. Le jeune auteur et metteur en scène, à peine trente ans, est venu se présenter, nous dire quelques mots de la pièce en préambule. Il y avait dans cette simple présentation, de son travail, de l’attente des acteurs, une émotion forte. Puis, le spectacle a commencé : un conte mélancolique et fantaisiste. Un jeune homme, suite à la mort de sa mère, s’endort et ne se réveille plus. Nous suivons, dans une savante construction, ses rêves où surgissent Dionysos, un château macabre, Ingmar Bergman, et, en parallèle, la réalité qui se poursuit autour de son lit, sa femme, sa fille qui grandit. Pour nous mener dans cette habile narration, les acteurs affirment chacun leurs rythmes, et leurs tonalités. On retiendra particulièrement la douce présence de Stanislas Perrin en oncle Jean, demi-fou, Pierrot contemporain, qui de sa haute stature, invite à ce voyage évoqué par Proust, ce glissement dans la perspective neuve et inconnue du territoire de l’autre. Ce voyage, devenue privilège superfétatoire, le 15 décembre 2020.