Avec son deuxième roman, l’Ecossais Mick Kitson fait un superbe portrait de femme dangereuse. Prenez garde : cette Mary est un poison…
Si la lecture est un acte érotique au plus haut point – effeuillage page à page, incursions voyeuristes dans les intimités – alors l’Ecossais Mick Kitson est un expert raffiné dans l’ars erotica qui consiste à attiser et chauffer à rouge notre désir de lire. Emoustillement du suspens : Jimmy parti sur les traces de sa mère retrouvera-t-il cette digne héritière de toute une lignée de femmes fatales, de Salomé à Lana Turner, avec ses allures vénéneuses et affolantes d’actrice porno ? Cette mère, Mary Peace, qui l’a abandonné très tôt, qui a dévoré puis recraché son père, le brave Tony, qui vient de mourir, et dont on ne sait trop si les convulsions sont dues à la maladie qui l’emporte ou au souvenir douloureux de Mary. Et si besoin était de raviver ou d’entretenir notre excitation, Kitson fait de sa Mary plus qu’une croqueuse amorale d’hommes, presque un animal fabuleux, un hybride de caméléon, changeant mille fois d’identités, de pie voleuse, attirée par tout ce qui brille, fric et objets de luxe, et de mante religieuse, les hommes qui passent entre ses mains risquant fort de ne pas se réveiller un beau matin… Jusqu’où ira Mary, portée par ses appétits irrésistibles, mais talonnée par Julie, flic et femme à poigne ?
Tout cela est réglé avec efficacité, les temps forts et les (fausses) diversions soigneusement distribués, mais Kitson est plus qu’un machiniste expert. Ou disons alors qu’Analphabète, plus qu’une machinerie qui suscite le désir du lecteur, est une véritable machine désirante. Traversée, alimentée de part en part par la force aveugle, contradictoire, des impulsions tyranniques de la volonté. Prenez Mary. Fille d’un hippie (Nigel, version au petit pied de Charles Manson), elle a baigné, gamine, dans un salmigondis de doctrines à la tournure vaguement bouddhiste : aversion typique de la contreculture pour le matérialisme, injonction à dissoudre le moi, etc. Tout un fatras qui retentit, littéralement, sous la forme de voix intérieures, qui se mêlent en une douloureuse cacophonie avec tout ce qui pousse Mary dans le sens contraire, celui du désir, vers les jeunes corps mâles ou une paire de Louboutin. Un tourniquet de contradictions qui dit la nature toujours équivoque d’Éros, éternel dialecticien qui réunit les contraires, alterne manque et satiété, jouissance et lassitude…
Rien d’étonnant dès lors si cette force si plastique, susceptible de toutes les métamorphoses, se répand comme un fleuve en crue et irrigue tout. Un jeu d’échos et de dédoublements permanent met à mal la singularité des identités : tout se passe comme si elles étaient flottantes, comme si elles n’étaient que les masques semi-transparents de cette grande pulsion qui entraîne Jimmy, Julie, Mary et les autres. Il n’est pas jusqu’aux plus menus objets qui ne soient atteints : les descriptions à la précision microscopique de Mick Kitson font ressortir les qualités d’éclat et de brillance, ou, au contraire, l’état de délitement, du quotidien. La vie et le néant : les deux temps du moteur du désir.
Mick Kitson, Analphabète, traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller, Métaillié, 256 p., 18 €