Nous vivons une époque effroyable. Nous vivons une époque où Alain Françon est poignardé en pleine rue et en plein jour, à Montpellier. Il aurait pu en mourir. Nous vivons une époque effroyable. Un artiste, un homme de soixante-seize ans, est attaqué en plein jour, à l’arme blanche. Un metteur en scène de théâtre, l’un des plus grands dans ce pays aujourd’hui. Incarnation d’une histoire esthétique, d’un geste théâtral français. Incarnation d’une libre parole qui nous a toujours frappés ici, à Transfuge, inaliénable. L’une de ses œuvres actuelles est de parvenir à donner images et corps aux textes actuels de son ami Peter Handke. Une gageure, tant la langue de Handke avec le temps installe un subtil horizon allégorique, un dialogue au sein de sa propre oeuvre, qui pourrait en effrayer d’autres. Mais pas Alain Françon. Souvenons-vous que l’artiste est celui qui ne redoute pas la complexité de la pensée.
Celui qui assume la perspective de la réflexion. La poétique de l’inconnu, de l’indécidable, d’une vérité qui toujours échappe au dogme.
Nous vivons une époque effroyable. Les hommes souffrent de maladie, mais aussi de la folie d’autres hommes.
Et nous souhaitons ici à Alain Françon le meilleur des rétablissements.
Nous vivons une époque effroyable, parce que les artistes du spectacle vivant sont réduits au silence. À l’instant où nous aurions le plus besoin d’eux.
L’occupation des théâtres dans toute la France témoigne d’une indignation, d’une colère, et d’un épuisement du milieu du spectacle vivant que non seulement nous comprenons, mais dont nous soutenons l’expression. Il faut que les théâtres, les musées, les cinémas rouvrent. Le plus vite possible. Il n’est pas concevable, dans un pays tel que le nôtre, que des artistes soient ainsi assignés à résidence, et à disparition.
Il faut entendre le désarroi des techniciennes, techniciens, des actrices, acteurs, des étudiants en théâtre et de tous les métiers du spectacle depuis un an. Il faut entendre leur solitude, et leur absence de perspectives. Nous avons tant besoin d’eux.
Mais en attendant, souvenons des belles choses. Non pas des luttes et des aigreurs, non pas des fausses censures et de l’art de la division sans fin. Souvenons-nous des belles choses.
Car c’est paradoxalement lorsque l’art n’a plus droit de cité, que tant de gens parlent en son nom.
L’art est comme Dieu, moins il fait signe, plus d’autres parlent à sa place, appellent à l’excommunication à sa place, érigent une morale à sa place.
Lorsque les artistes se retirent, les dogmatiques s’installent. La triste cérémonie des Césars nous l’a déjà montré. Mais nous pouvons espérer que lorsque le cinéma retrouvera sa pleine puissance, l’artiste retrouvera sa place au-dessus des églises.
Nous vivons une époque effroyable. Le Rassemblement National est au plus haut, les plus défavorisés meurent du Covid plus que les autres, la jeunesse est à bout.
Et l’on oublie les belles choses.
Espérons que l’art revienne, avant que d’autres parlent à sa place. Car instrumentaliser l’art à des fins financières, morales, politiques est à la fois d’une naïveté confondante et d’une arrogance absolue.
L’art se tait. Et le silence rend fou.
Transfuge n’a qu’une seule ligne aujourd’hui, celle de donner à voir, à entendre la musique, le théâtre, la danse, tels qu’ils se poursuivent, tels qu’ils devraient éclater sur les scènes du monde entier, tels qu’ils offriraient apaisement, joie et pensée.
Car ce que cette crise nous a appris, c’est que les belles choses sont fragiles.
Et comme un homme qui se promène dans une rue peut à tout instant être poignardé par un fou, le théâtre peut en une décision politique fermer ses portes. Souvenons de la fragilité de l’art, voilà ce que j’aimerais dire à l’indifférence des uns, et à la dérive dogmatique des autres, souvenons-nous que sans art, ni vous, ni moi n’existerions. Il n’y a rien sans la création, et son absolue liberté. Sinon, que reste-t-il ? Des fous errants dans des rues vides, du sang au sol, des cris de ralliement politiques et religieux, un ressentiment qui agite les foules ignorées, des corps endormis face à Netflix, et des cerveaux sous cachetons. Voilà le monde où l’on oublierait la musique, le théâtre, la danse, le cinéma, la littérature. Voilà le monde où l’on oublie ce que sont les belles choses.