Une très belle expo à l’Institut Giacometti sur les liens amicaux et esthétiques qui unissaient Giacometti et Beckett. Ou comment une même discipline de l’abnégation a accouché de deux des œuvres les plus importantes du XXe siècle…

En quittant l’exquis nid art nouveau où est sis l’Institut Giacometti, je rumine une phrase – « les écrivains devraient porter leurs livres sur la figure. » –  dont l’auteur se dérobe à ma mémoire. J’ai beau marcher, redescendre le boulevard Montparnasse, impossible de retrouver l’origine de cette citation, mais qu’importe. 

Qu’importe d’abord, tant elle frappe par sa justesse : Beckett et Giacometti, qu’une expo scrupuleuse et exaltante, toute en résonances, intersections et affinités électives, apparie à l’Institut Giacometti, décelaient dans leur complexion – joues caves, profils émaciés, silhouettes d’échassiers – leurs œuvres respectives, toujours plus dépouillées, désossées. Et qu’importe, toujours, que je ne retrouve pas, au fil de mon trajet, le diariste (?) qui a forgé ma formule : l’essentiel, c’est que je marche. Comme les fameuses silhouettes, grêles mais jamais éthérées d’Alberto ; comme Sam, grand useur de semelles devant l’Eternel, comme le rappelait récemment avec un bel élan Maylis Besserie dans Le Tiers Temps. Et comme Sam et Alberto qui, véritable duo beckettien se retrouvaient, nous explique Hugo Daniel, commissaire de l’expo, dans les cafés et partaient battre l’estrade dans les rues et la nuit de Paris. Amitié des maigres, des marcheurs qui sculptent ainsi leur ascétisme ? Peut-être. 

Une chose de sûre en tout cas, c’est que, même si pour leurs contemporains, Beckett et Giacometti étaient naturellement associés ; même si le second à réalisé en 1961, pour le décor de Godot, un arbre, ou plutôt une suggestion arachnéenne d’arbre, que s’approprie ici, comme une relecture sculpturale, l’artiste irlandais Gerard Byrne ; même s’ils se fréquentent, ou plutôt se retrouvent au gré du « hasard » précise Hugo Daniel, depuis la fin des années 30 – leur relation élude les habituels chassés-croisés de l’influence et autres inspirations réciproques. Il s’agit plus d’une « solitude partagée », d’une pratique de la « compagnie » – cette version épurée, amaigrie, de la société.

Leurs œuvres, elles, se coupent et se recoupent, comme si elles tendaient, involontairement mais irrésistiblement, l’une vers l’autre. L’expo décline de salle en salle ces points féconds de rencontre, qui sont autant de points nodaux des obsessions de l’un et de l’autre. Ainsi le « corps contraint », le carcan, armature ou enveloppe imposée à la forme, comme pour prévenir l’inflation de la matière, interdire l’obésité. C’est La Cage de Giacometti, au titre éloquent, mi-scène de théâtre, mi-architecture carcérale, c’est Comédie, le film de Beckett, réalisé avec Marin Karmitz et ses personnages engoncés dans des jarres.

Dans Quad, la pièce écrite par Beckett pour la télévision, où les déplacements des personnages tracent une infinité de diagrammes sur une surface carrée et dans Les Trois Hommes qui marchent de Giacometti, même attention portée au mouvement des corps dans un espace bien défini, à leur « scénographie » pour reprendre le titre de la section de l’expo. Mais ici, le multiple ne fait pas groupe, chaque figure, sculptée ou incarnée sur le petit écran, est seule, privée du contact avec l’autre – maigre monade errant indéfiniment.

Plus loin, l’amaigrissement se radicalise, et de social et corporel devient organique. C’est, chez les deux hommes, l’esthétique de la concentration poussée jusqu’à son point ultime. Une bouche qui parle seule en scène (Beckett, Pas moi), qui synthétise tout ce qu’il y a de mou, d’humoral, d’humide et de mobile dans l’humain, œil ou vulve, avec cette magnifique obscénité qui était celle du Courbet de L’Origine du monde ; un œil au stylo-bille chez Giacometti, comme si, chez ce pétrisseur qui n’en finissait pas d’étirer, de presser la matière, celle-ci finissait par se réduire au globe oculaire. 

Mais si Giacometti comme Beckett font maigre, si j’ose dire, si leur existentialisme, leur éthique, leur esthétique sont une lutte contre le poids, la surcharge, cette lutte est sans cesse recommencée. De ratage en ratage – autre dénominateur commun, cette obsession de l’échec qui pousse dix, cent, mille fois, à remettre sur le métier – l’appétit de créer est sans cesse rallumé. Nos maigres marcheurs sont finalement des ogres.

Exposition Alberto Giacometti/Samuel Beckett, Rater encore. Rater mieux. Institut Giacometti, jusqu’au 8 juin

https://www.fondation-giacometti.fr/fr/evenement/142/alberto-giacometti-samuel-beckett

à noter également, les lectures de Denis Lavant dans le cadre de l’exposition : 

https://www.athenee-theatre.com/actu/videos-denis-lavant-et-beckett.htm