Par quel bout décrire un tel monument ? Par quel côté enlacer un menhir, le menhir du cinéma français ? À son propos, il faudrait peut-être le faire avec des anecdotes. Quiconque a déjà entendu Bertrand Tavernier – lors d’une présentation, en interview, dans un bonus, un documentaire, en le croisant dans la rue, dans un cinéma, un restaurant lyonnais – sait à quel point il était prolixe en anecdotes et à quel point il savait transformer chaque parcelle de sa vie et de la vie des autres en anecdotes savoureuses. À tel point qu’il faudrait reconsidérer ainsi son imposante œuvre de cinéaste: une scène chez Tavernier équivaut à une anecdote plus ou moins réussie, plus ou moins décisive, plus ou moins pertinente. Revoyez Autour de minuit, c’est à la fois le charme et l’échec du film, sa force et sa faiblesse: une suite d’anecdotes inégales de jazz mêlées les unes aux autres.
Mais quelle que soit la qualité de l’anecdote, sous sa plume, sous sa caméra, sous sa direction, dans sa bouche, elle devenait instantanément personnelle et vivante. N’est-il pas allé chercher de grands scénaristes comme Jean Aurenche par exemple au début de sa carrière de réalisateur, moins pour faire la nique aux pourfendeurs de cette Qualité Française qu’il adorait défendre et redécouvrir inlassablement, que parce qu’il aimait les dialoguistes, capables de bons mots pour rendre savoureux chaque réplique et chaque instant de l’existence de ses personnages comme si leurs vies étaient une succession ininterrompue d’histoires hautes en couleurs ? C’était peut-être cela son plus grand talent et ce qu’il faudra d’abord retenir de sa vie dévorante et passionnée de cinéaste et de cinéphile : Tavernier aura été un conteur, un immense conteur-né de sa vie, de toutes les vies, de l’Histoire comme de celle du cinéma. Il aura été un filmeur, un cinéphile, un passeur capable de rendre vivant, intime et donc lyrique tout ce qui aura traversé de près ou de loin son existence. Cela a eu plusieurs conséquences, la première étant – et je ne crois pas me tromper – que tout spectateur, amateur de cinéma, cinéphile gardera de lui un souvenir plus ou moins intime, bon ou mauvais.
Dans sa démarche, sa posture, il y avait de quoi recevoir le monde afin de le transformer instantanément en histoires. Tavernier aimait se tenir courbé, les mains en arrière comme un paravent réfléchissant le monde, produisant des histoires, du mythe. Il avait une voix de conteur, un timbre de stentor mais légèrement sifflant et éraillé, parce que le stentor était habité de l’intérieur par ce tout qu’il racontait et venait à lui. Avec un ami, chaque année à Lyon, on se foutait de lui avant son intervention à 8 heures du matin quand il venait présenter un film. Il avait tant de connaissances et connu tant de cinéastes qu’on s’amusait à l’imiter en train de révéler au public conquis d’avance qu’il avait sans doute été proche des frères Lumière et de Méliès, voire même de Nicéphore Niepce. Et de fait, il n’aurait presque pas menti s’il l’avait dit. Soit parce qu’il avait tant ressassé, digéré d’anecdotes de cinéma qu’elles étaient devenues dans sa voix des morceaux réels de sa propre histoire. Soit parce qu’effectivement, à la différence de tant d’autres, il avait côtoyé pendant presque 80 ans d’innombrables figures légendaires, au cours de son enfance lyonnaise grâce à ses parents, ses études parisiennes, en tant qu’assistant de Melville, attaché-presse (de Kubrick), critique (aux Cahiers, à Positif), animateur de son ciné-club, cinéphile passionné et évidemment cinéaste. J’oublie certainement de nombreuses activités tant cet omnivore aura endossé de costumes au cours d’une vie de dévoration.
Il y a peu, il me confiait encore le nom de cinéastes récents auxquels il aurait bien remis un Prix Lumière. Instantanément, dans sa façon d’en parler, il avait transformé ces cinéastes en héros, en personnages légendaires et en connaissances plus ou moins intimes. Il en parlait comme s’il les connaissait intimement. Et le plus beau, c’est qu’à force d’avoir côtoyé de l’intérieur leur œuvre, d’avoir discuté en pensées avec eux, il était parvenu à en faire des intimes. D’ailleurs, pour leur rendre hommage, il aurait comme toujours, comme chaque année, écrit des textes bien sentis pour le public lyonnais qui l’adorait et n’hésitait pas à venir lui parler dans la rue comme à un proche que l’on admire. Ses hommages, comme ses préfaces, comme ses postfaces, comme tous ses textes ressemblaient à ses films: lyriques, passionnés, épiques, parfois boursouflés, fumeux aussi et toujours émaillés de ces sempiternelles anecdotes, tant il ne pouvait s’empêcher de vouloir tout embrasser à la fois, d’un même geste, d’une même voix, d’un même élan dévorateur.
Cela aura été la marque de son legs de cinéphile: animer ses goûts, sa subjectivité, sa passion comme s’ils s’agissaient de récits vibrants. Une notule de 50 ans de cinéma américain n’a rien d’une notule encyclopédique, c’est une histoire en soi, un petit conte à sa façon sur la manière dont il a rencontré un film, l’a vu, revu dix ou quinze ans plus tard, l’a reconsidéré, repensé, mieux aimé ou mieux détesté. Une interview dans Amis américains n’est pas un simple entretien mais une rencontre au sommet avec John Ford, son ami Robert Parrish pour qui il a tant oeuvré ou Tarantino qui aimait tant bavarder avec lui à Lyon. D’ailleurs, les préfaces à tous ces entretiens valent davantage le coup que les entretiens. Ce qu’il y a de plus réussi, c’est quand Tavernier narre les circonstances de la rencontre avec un luxe de détails digne de ces immenses romanciers américains qu’il adorait et qu’il a fait découvrir en tant qu’éditeur.
En tant que cinéphile, sa vitalité de visionneur, de spectateur était impressionnante, je n’en ai personnellement jamais connue d’égale: il pouvait revoir et encore revoir toutes les filmographies déjà vues et revues. Il y a trois ans, en vue d’achever 100 ans de cinéma américain avec le regretté Jean-Pierre Coursodon, il avait essayé de revoir tout William Wyler, histoire d’affiner sa pensée, revenir sur ses emportements passés, réévaluer pour pouvoir continuer à aimer davantage. Il revenait dessus pour poursuivre un dialogue avec lui-même. Mais au lieu de soliloquer en pure perte, comme la plupart d’entre nous, il savait rendre ce monologue intérieur assez vibrant pour qu’il nous concerne et nous passionne. Il disait ainsi s’être trompé à propos d’un titre, avoir eu un choc en en redécouvrant certains. Grâce à lui, l’histoire du cinéma redevenait à chaque instant un nouveau mythe, vivace, jamais figé, jamais mort, jamais enfermé, engoncé, enferré par une quelconque chapelle ou ces jugements définitifs qu’il haïssait. Même dans sa correspondance, éparpillée, emportée, furieuse, débridée, il ne pouvait s’empêcher de faire part de chacun de ses récents émois les plus intenses, de chacune de ses déceptions les plus brûlantes, apportant toujours une nuance, une dnouvelle réflexion à propos de tous les réalisateurs de toutes les époques qu’il (re)découvrait avec un appétit à vous laisser pantois. Dernièrement, il confiait admirer la plupart des films de Christopher Nolan (sauf Inception) et adorer l’Alexandre d’Oliver Stone dans sa plus longue version. Combien de spectateurs admiratifs, de cinéphiles se sont un jour demandés où diable il pouvait trouver le temps ainsi de filmer, lire, écrire, visionner et écouter de la musique, notamment le jazz dont il était amateur. Tavernier se nourrissait de tout afin de faire fonctionner sa fabrique à histoires.
Pour tout cinéphile, impossible depuis des années de mettre un dvd – notamment de ces westerns adorés enfant et qu’il n’avait jamais cessé d’aimer et de revoir – sans prêter une oreille mi-attentive, mi-amusée à ses interventions, parfois monstres dans les bonus. Tout était un peu monstrueux avec lui: ses films d’une durée parfois écrasante, leurs sujets parfois eux-mêmes trop écrasants, ses interviews-records (il suffisait de poser le dictaphone et Tavernier ne s’arrêtait plus), ses documentaires, ses livres dont ces fameux entretiens avec des cinéastes américains, ouvrage de plusieurs kilos qu’il n’avait pourtant jamais pu cesser de vouloir rééditer, augmenter, maximiser, épaissir, agrandir. Ses livres étaient comme lui, gorgés sans cesse de nouvelles histoires, puisées ici et là dans son expérience et celles des autres et qui les faisaient s’accroitre dans des proportions inimaginables. Il pouvait d’ailleurs nous agacer avec ses adjectifs immenses, laudatifs, ses dithyrambes outrées, ses affirmations dévorantes, certains de ses goûts (notamment de films français), mais on y retrouvait toujours la trace sincère de cette passion commune dans laquelle tout amateur de cinéma reconnaissait les germes de la sienne. Étrange aussi comme il écrivait exactement comme il parlait: le verbe sur le papier étant une extension naturelle, jamais maniérée, de sa voix. Il avait réussi à conserver ce ton engageant de la conversation cordiale, affirmative, véhémente aussi mais jamais dogmatique. Et pourtant, il en avait des convictions artistiques, esthétiques, politiques, le bonhomme, mais jamais totalement fermées. Il suffit de revoir son œuvre – diversement appréciée – mais qui, de loin en loin s’apparente à un journal au fil des ans, ouvert sur ses réflexions du moment, ses découvertes, ses envies, ses goûts, ses amours, ses emportements avec l’actualité. Il suffit également de parcourir une notule de ses 50 ans de cinéma américain, en choisir une avec laquelle nous ne sommes pas du tout d’accords – tiens, Carpenter, Hawks, Kubrick (il y écrit des choses qui me paraissent aberrantes) – mais la dévoration amoureuse et tatillonne demeure si sincère, si érudite et si intime qu’elle nous laisse assez d’espace pour converser en pensées, avec lui. C’est triste à dire mais le ton Tavernier ne pouvait pas s’accorder avec celui, parfois trop péremptoire de l’époque.
Un dernier mot sur l’éditeur. Depuis 2012, il dirigeait une collection de romans westerns chez Actes Sud. Il était parvenu à faire éditer des livres jadis méprisés par la critique, notamment en France. Haïssant les jugements définitifs, il voulait nous les mettre à disposition afin que nous puissions en juger nous-mêmes et avec lui. En moins de dix ans, il aura fait paraître une vingtaine de titres. Le bilan est inespéré: presque tous ces titres jusqu’au dernier – l’extraordinaire Les Pionniers d’Ernest Haycox qui vient de paraitre – sont des chefs d’oeuvre assortis de ses merveilleuses postfaces – longues encore, érudites, précises, documentées, fougueuses, aussi épiques que des westerns. Ses postfaces sont des modèles dans l’art d’aimer. Ce travail éditorial aura permis de comprendre précisément de quelles manières de très grands westerns avaient été adaptés, conçus, pensés par leurs auteurs. Jusqu’au bout, il aura réussi à rendre vivantes toutes les histoires du cinéma par la façon dont lui-même continuait à trouver des moyens de mieux les explorer, les comprendre et les aimer.
Enfin, si je devais rapporter une anecdote – personnelle donc – ce serait la façon dont il avait en 2012 interrompu après deux heures de monologue une interview qu’il m’accordait à l’Institut Lumière. Il venait justement de me parler de cette nouvelle collection western et de son impatience à publier A. B Guthrie, l’auteur de The Big Sky, dont son copain James Lee Burke lui disait le plus grand bien depuis des années. Il m’avait signé une dédicace dans mon exemplaire abimé, froissé de 50 ans de cinéma américain en me parlant justement de Burke et du merveilleux films de Hawks que nous aimions tant. Soudain, entre deux emportements, trois ou quatre enthousiasmes, cinq ou six anecdotes, il s’est levé d’un bond, s’est jeté sur le programme du Festival, l’a parcouru d’une traite et sans relever la tête s’est écrié : « Tiens, il passe En route pour la gloire d’Ashby ! Je crois que c’était pas terrible. On va aller vérifier ça !». Et sans se retourner, sans dire un mot de plus, sans vous saluer – le bougre ! – il s’est rendu le dos courbé, les mains en arrière… dans une salle de cinéma.