Génial accoucheur de la modernité picturale, le grand marchand Ambroise Vollard était aussi un amoureux fou de l’estampe. Une somptueuse expo au Petit Palais retrace ses heurs et ses malheurs. Immanquable.
Planche 1. Boiseries, mobilier cossu. Henri Beraldi, arbitre du bon goût bibliophile, caresse de la main un exemplaire de Gaspard de la nuit, orné des bois gravés d’Armand Seguin. « Ça sort de chez Vollard », lui murmure-t-on. Fureur et anathèmes : Beraldi jette le livre à terre, jamais le diable, en l’espèce Vollard, ne rentrera dans sa bibliothèque.
Planche 2. Devant la galerie Paul Prouté, haut lieu de l’estampe. Henri Marie Petiet, avec son intimidante prestance, qui lui a valu le surnom de « Baron », confie au propriétaire des lieux : « Nous sommes les derniers entasseurs de papier. »
Ces deux estampes, quoique plus ou moins lâchement ancrées dans la réalité factuelle des vies d’Ambroise Vollard et de Henri Marie Petiet, n’ont eu d’existence qu’éphémère et chimérique, un mercredi de mai 2021. Je les ai rêvassées en arpentant ce qui est d’ores et déjà une des plus belles expos post-confinement, et qui prouve qu’abondance de biens de nuit pas, tant le défilé des signatures donne le vertige. Picasso et la légendaire Suite Vollard, dont une extraordinaire Scène bachique au Minotaure, où la chair triomphante, exaltée, semble dissoudre les traits humains. Tout aussi ahurissante (comment qualifier autrement ce sentiment de voir naître une œuvre à la vie ?), les épreuves de décomposition des couleurs de Rouault pour sa Femme fière, silhouette à la fois rigoureuse et débordante, destinée à illustrer Les Fleurs du mal – entreprise éditoriale hélas restée dans les limbes. Et ce Jardin des supplices qu’est venu raffiner encore le trait de Rodin. Et les élans caustiques, débridés, des propres textes de Vollard, lorsque, écrivain lui-même, il reprend le bedonnant tyran à la gidouille de Jarry et que ses Réincarnations du père Ubu, en 1932, portent aussi la patte de Rouault…
Une profusion qui suscite l’ivresse, fait du visiteur un visionnaire qui suscite ses propres estampes imaginaires. Visionnaire comme Vollard, chevalier servant de la nouveauté dans les arts. L’exposition n’est pas une pléthore anarchique, tout au contraire : expertement agencée par la commissaire Clara Roca, elle retrace, avec le scrupule, la minutie mais aussi l’enthousiasme de l’approche scientifique, la passion du grand marchand de tableaux pour l’estampe et les livres d’artiste.
La litho en couleurs, par exemple dans ses deux premiers recueils collectifs d’estampes (on notera un splendide Munch dans la première) ; les albums individuels où les nabis ont la part belle (l’épreuve d’état des Deux Baigneuses de Ker-Xavier Roussel, dont l’album ne vit jamais le jour, est un petit chef-d’œuvre d’animisme paysager) ; le rêve, jamais abouti, jamais abandonné, d’éditer le Coup de dés : Vollard a choisi son autel, c’est celui de la modernité. Culte hétérodoxe aux yeux des bibliophiles, qui le boudent. Même lorsqu’il met de l’eau dans son vin en répudiant la couleur et la litho, en revenant aux bois gravés, avec Gaspard de la nuit, par exemple, considéré, dit la légende, comme liber non gratus du seul fait de sa provenance par Henri Beraldi…La reconnaissance pour cet aspect de l’activité de Vollard viendra, cependant, et son moindre artisan ne sera pas Henri Marie Petiet. Fervent de bibliophilie, il cède aux charmes de l’estampe, devient un habitué de Vollard. Lorsque celui-ci, en 1939, disparaît dans un accident de voiture, laissant orphelins ses artistes, Petiet acquiert tout le fonds d’estampes. Digne dauphin, Petiet, comme son père spirituel, est avant tout un œil. Œil amoureux de l’estampe, des papiers qu’il « entasse » comme il dira à Prouté, œil aiguisé du commerçant, qui se pose sur le marché américain. Ou encore œil expert : il contribue au catalogue raisonné de Mary Cassatt. Et ce n’est pas le moindre mérite de l’exposition, au-delà du cas particulier de l’estampe et du livre d’artiste, que de faire le portrait type du marchand d’art : un être doué d’un savoir-voir, comme on dit savoir-vivre.
Exposition Edition limitée. Vollard, Petiet et l’estampe de maîtres, Petit Palais, jusqu’au 29 août
Plus d’infos : https://www.petitpalais.paris.fr/expositions/edition-limitee