Au tournant du xixe siècle, quelques-uns des peintres les plus audacieux de l’avant-garde européenne, méconnus pour la plupart, étaient suisses. Soixante-quinze œuvres très représentatives des sommets qu’atteignit l’art helvétique avant la Première Mondiale, soigneusement choisies par l’historien de l’art Paul Müller et par Sylvie Patry, conservatrice générale du musée d’Orsay, sont exposées pour la première fois en France, dans ce musée, du 19 mai au 25 juillet.
Cuno Amiet et Giovanni Giacometti, le père d’Alberto, dominent cette exposition, mais d’autres artistes plus discrets étonnent tout autant par l’originalité et l’extrême délicatesse de leur touche et de leurs compositions. Au point que la Suisse fait figure de carrefour et de creuset de cette période faste, si riche en courants esthétiques. Plusieurs mouvements de l’art moderne y convergent, comme en témoigne Taches de soleil d’Amiet, une toile de 1904, où l’on devine l’influence des Nabis et des Macchiaioli ; à Pont-Aven, ce peintre expérimenta aussi le cloisonnisme d’Émile Bernard et le synthétisme de Gauguin, s’appropriant leurs techniques pour les appliquer en stries, sans à-plats. Dans un diptyque, La Famille I & II, Sigismund Righini, lui, use de contrastes de couleurs claires avec la même finesse de trait que le Suédois Carl Larsson.
Outre la modernité, un enjeu motive ces peintres : existe-t-il un art suisse ? Le souci de se démarquer des tendances européennes se caractérise tantôt par l’iconographie folklorique, tantôt par une vogue purement lyrique pour les paysages alpins et lacustres. Les tableaux-objets de Max Buri s’inspirent de l’art populaire, tandis qu’Édouard Vallet conçoit l’artiste comme un paysan dans une perspective primitiviste. La nostalgie d’un âge d’or préside au pointillisme métaphysique d’Alexandre Perrier, tandis que Ferdinand Hodler reproduit des panoramas avec une exactitude photographique tout en les stylisant pour leur conférer un état d’âme. La tension qu’exercent les courants étrangers stimule l’art de Giacometti qui puise ses solutions plastiques chez les symbolistes et postimpressionnistes. L’ascendant d’écoles telles que l’Art nouveau, la Sécession de Vienne ou l’expressionnisme allemand est aussi perceptible. Les peintures d’Alice Bailly doivent beaucoup au Cavalier Bleu. Dans La Toupie, une scène de genre en plongée, Martha Stettler recourt à un dispositif à la Degas.
L’obsession de la lumière est un autre point commun à tous ces peintres, qu’il s’agisse d’intérieurs aux forts contrastes, comme La Chambre rouge et Le Dîner, effet de lampe de Félix Vallotton, d’une tentative d’abstraction par réfraction, comme Reflet sur l’eau (Petit bateau à vapeur se reflétant dans l’eau)de Hans Emmenegger, ou de fantaisies chromatiques comme celles d’Albert Trachsel.
Ces expérimentations, fruits d’une déconstruction et d’une simplification des formes, ont donné lieu à des natures mortes qui illustrent à merveille les leçons chromatiques d’Eugène Chevreul. Eclectiques, les modernes suisses, contemporains du fauvisme et du cubisme, ont retenu l’enseignement des maîtres européens pour inventer un art qui leur est propre.
Modernités suisses, Musée d’Orsay, du 19 mai au 25 juillet. Plus d’informations en suivant ce lien.