Où l’on redécouvre Augustin Rouart. Un arbre généalogique qui va jusqu’à Jean-Marie Rouart. Et surtout une peinture à la fois immédiate et complexe.
Art paradoxal que la peinture, qui s’impose avec une évidence que lui envient souvent les écrivains, véritables forçats de l’évocation et de la description – mais qui n’est jamais aussi bien peinte, à son tour, que par les écrivains… C’est ainsi, sous la houlette de deux d’entre eux, et non sans penser à d’autres (dont Cheever, pourquoi Cheever ? vous verrez vite…), que je visite la petite expo consacrée par le Petit Palais à Augustin Rouart. Petite, mais aussi dense qu’une saga tolstoïenne (tiens, encore un écrivain) puisqu’outre le peintre figure son grand-père, Henri, lui-même peintre mais surtout éminent collectionneur : une vue de son antre, le salon-atelier de la rue de Lisbonne, peinte par ses soins, est à elle toute seule un poème parnassien, une ode à l’objet précieux. On n’aura garde d’oublier le fils d’Henri (ça va, vous suivez ?), Ernest, peintre lui-même, à qui on doit un merveilleux portrait de Paul Valéry, dont les lunettes suggèrent que le sens de la vue est peut-être le rêve commun de l’écrivain, de l’intellectuel et de l’artiste.
Valéry, justement, le voilà notre premier guide littéraire, qui, de Henri Rouart, écrivait : « Je vénérais en M. Rouart la plénitude d’une carrière dans laquelle toutes les vertus du caractère et de l’esprit se trouvaient composées. » On notera le terme : « composées », si pictural… Notre autre narrateur est, lui, bien vivant : il s’agit de Jean-Marie Rouart, fils d’Augustin, lui-même petit-fils d’Henri. De son père, il dira, alors qu’il scande de ses commentaires les chapitres de l’exposition, qu’il était, très flaubertiennement (tiens, encore, etc.) un « janséniste » de l’art.
Je veux bien le croire : cet Autoportrait au pinceau ne fait qu’une concession, infime, mais décisive, à la rhétorique visuelle de l’autoportrait et tout son fatras de breloques (béret, pipe, modèle lascivement nu) : le pinceau qu’il tient dans une main. Reste que ses couleurs, ces grands aplats très francs, ce hiératisme certes, mais couplé à un enchantement sensuel des plis et des nuances de la matière – tout ça n’est pas très Port-Royal. Bien sûr, ce nocturne vangoghien, cette station de métro qui pique la nuit de son globe lumineux, avec, en fond, les lucioles d’autres lampadaires, pourrait être la « nuit obscure » d’un moderne et urbain saint Jean de la Croix. Bien sûr, il y a cette impressionnante vue hivernale de la Seine – impressionnante dans la rigueur de son dépouillement, comme si Beckett faisait de l’impressionnisme : moins une scène que le détail d’un tableau qui n’aura pas été fait… Et ce Lagrymas y penas, cette femme (celle d’Augustin, soit dit en passant) en pleurs sur son lit, y aurait-il meilleur emblème de notre vallée de larmes ? Sensualité ici, cilice ailleurs, difficile de trancher. Mais la question n’est peut-être pas là, elle est peut-être plutôt dans l’œil de ce Nageur (voilà pourquoi je pense à Cheever…), cette tête d’épingle couleur d’eau dans ce corps en mouvement frangé d’écume. Dans le point de vue, complexe, contradictoire de Lagrimas y penas (quel regard adopter ? Celui, indifférent, du chat, sur le rebord de la fenêtre ? celui de la femme – mais ses yeux sont cachés ? Celui d’un homme, sur les cuisses nues sous le short du personnage ?) Le point de vue, tiens, encore une préoccupation littéraire…
Exposition Augustin Rouart, La Peinture en héritage, Petit Palais, jusqu’au 10 octobre
Plus d’infos : https://www.petitpalais.paris.fr/expositions/augustin-rouart