Gog Magog de Patricia Melo est une impitoyable petite machine perverse. Dont on ne sort pas indemne…
Monomanie envoûtée du Brésilien Oswaldo Padroso dans Le Lotissement du ciel de Cendrars. Hantises de l’histoire chilienne, comme des métastases, chez Alia Trabucco Zeran. Pensée malade de l’ésotérisme chez l’Uruguayen Pablo Casacuberta. Nosographie express de l’Amérique latine à laquelle il faut rajouter ce Gog Magog, brillante variation sur le motif de la raison qui déraisonne.
Un prof de biologie brésilien raconte. Il a tué. Identité de la victime : le voisin du dessus. Motif : une guéguerre vicinale, allumée par des nuisances sonores, qui a dégénéré. Ça commence comme ça, je me cale confortablement dans mon fauteuil, c’est parti pour une comédie grinçante. Sauf que le rire expire vite à mesure que le temps s’accélère, que le récit de crime devient celui de l’emprisonnement, puis du procès du narrateur. Celui-ci est obsédé par le découpage du monde en éléments discrets, emboîtables (en prison, le prof devient l’ouvrier le plus doué de l’atelier de robinetterie). Il est tout aussi obsessionnel dans le pointillisme de ses descriptions acoustiques, jusqu’à établir une classification des silences. Et il respecte rigoureusement une distance aux choses, aux êtres et à soi, qui semble être celle d’un protocole expérimental, au point de vivre son propre procès en spectateur des prestations des avocats. Il y a tous les symptômes d’un fanatisme de la raison, d’un positivisme tourné en pathologie. Ou en psychopathologie, tant ces traits, additionnés d’une bonne dose de racisme et de mépris de classe, correspondent au portrait-robot du monstre de fait divers.
Mais l’exercice de style virtuose dans le registre du roman noir se mue en exercice de pensée sceptique. Et c’est alors le lecteur dont la raison est poussée dans ses retranchements. Ainsi le procès, et la désagrégation de tous les arguments antagonistes. Les bruits de son voisin auraient déclenché chez l’accusé une crise d’épilepsie, allègue son avocat, mais je sais que l’explication, forgée de toutes pièces, est pure stratégie de prétoire. Mais je sais aussi, pour avoir lu les premières pages, que le narrateur n’avait sans doute pas tout son discernement au moment des faits. Mais je soupçonne aussi qu’il pourrait bien avoir truqué un peu son récit. Et si l’avocat général avait raison, si ce prof de biologie n’était pas un détraqué, mais le mal pur, et que les motifs médicaux invoqués par la défense n’étaient qu’un déni de responsabilité ? Mais, alors, n’est-ce pas le diable qui est à l’œuvre, suggèrent toute une imagerie infernale et les références bibliques ? Et dans ce cas, n’y aurait-il pas possession ? Et alors quid de la culpabilité ? Il n’y a pas d’issue. Et il y en a d’autant moins que Patricia Melo prend soin de rappeler en permanence l’arrière-plan : un Brésil déliquescent où tout est corruption, violences, tensions de classe et frustrations. Au regard de quoi, les prétentions de la raison à épingler les causes du mal, à désigner un coupable, apparaissent pour ce qu’elles sont : dérisoires.
Patricia Melo, Gog Magog, traduit du portugais (Brésil) par Vitalie Lemerre et Eliana Machado, Actes Sud, 160 p., 17,80 €