Une magnifique exposition rappelle que ce n’est pas seulement en poète que Victor Hugo maîtrisait les rayons et les ombres. Mais très littéralement : en dessinateur surdoué.

Dans un beau livre fouillé, La Cathédrale illustrée, Ségolène le Men racontait les noces, aussi indissolubles que celles d’Esmeralda et Quasimodo, de l’opus magnum de Hugo avec les arts visuels du romantisme – keepsakes, vues de sites, gravures… Mais c’est Hugo lui-même, rappelle une belle expo, aussi étourdissante et maîtrisée qu’une façade gothique, qui est un homme à toutes mains, le dessinateur insolemment « libre » (dira Gérard Audinet, maître d’œuvre de l’expo) et l’écrivain ne faisant qu’un. Un peu comme si, de l’un à l’autre, s’établissait une de ces communications occultes dont le spirite des îles anglo-normandes était friand.

Car, chez celui qui entame la pratique du dessin en voyageant avec Juliette Drouet, dans la seconde moitié des années 1830, il s’agit bien d’une affaire d’esprit. A commencer par celui de Célestin Nanteuil : c’est dans le carnet de celui-ci, à la suite de ses propres dessins, que Hugo réalisera certains de ses premiers croquis. Sans doute avait-il trouvé en lui un esprit frère. Plus loin, l’expo se penche sur les gravures réalisées par Louis Marvy ou le beau-frère de Hugo, Paul Chenay. Elles sont peu nombreuses, le dessin étant pour le maître un colloque avec son propre esprit, un « laboratoire de travail », dira Gérard Audinet. Et cette fois l’esprit fraternel devient esprit de charité : certaines de ces gravures sont effectivement destinées à des œuvres de charité. Mais le terme revêt son sens le plus noble dans le John Brown, gravé par Chenay. Cette reprise de ce lamento d’ombre, de chair et de douleur qu’est le Ecce – mémorial dessiné d’une autre pendaison –  communique sa compassion à l’abolitionniste américain, sa colère à l’encontre de ses bourreaux. 

Victor Hugo n’est pas un dessinateur du dimanche : son travail sur le lavis, les ajouts de fusain, les degrés de dilution de l’encre – tout cela traduit une attention poussée portée à la technique. Mais, insiste Gérard Audinet, ce souci des moyens, qui vise en particulier l’assombrissement, n’est pas gratuit. Il répond à une vision artistique. Voire à une vision tout court. Témoin le littéralement halluciné « Mythen », ce paysage montagnard qui, dans la restitution qu’en fait Hugo, semble tout saturé d’étranges vibrations, baigné d’une vapeur qui semble être celle de l’esprit du lieu, ou des esprits des lieux… Le dessin, révélateur de l’invisible… Au demeurant, l’Esprit, on le sait depuis saint Jean, souffle où il veut – et celui des dessins de Hugo déborde littéralement de la feuille. On découvrira ainsi les cadres peints conçus en 1859 pour la série des Souvenirs et on sourira en apprenant que la pauvre Juliette Drouet dut faire retapisser sa salle à manger – celle-ci, converti en atelier pour Victor, ayant été littéralement noyée d’encre…

Anecdotes ? Oui, mais elles rappellent l’humanité foncière de Hugo. Dont le chef-d’œuvre en tant que dessinateur est peut-être Le Poème de la Sorcière, époustouflante suite retraçant, avec les accents d’un humanisme véhément, les étapes d’un procès en sorcellerie. Mais, par une espèce d’abstraction au rebours, en refusant toute béquille narrative, toute superfluité : seuls les visages des personnages, les juges, la sorcière, et quelques mots souscrits de Hugo, disent ce drame. Qui atteint ainsi à une sorte de perfection métaphysique. Regardez la trogne bouffie, écrasée du bourreau ; regardez le visage de la sorcière qui semble tout entier tendu vers un au-delà de la feuille – comme pour échapper à l’oppression de ce cadre de papier. Regardez-les et voyez comment se rejoue, avec autant de force que d’économie, la lutte de la chair et de l’Esprit. 

Exposition Victor Hugo. Dessins. Dans l’intimité du génie, Maison de Victor Hugo, jusqu’au 21 novembre

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