Superbe et viscérale expo de Kiki Smith chez Lelong. Immanquable !
Je la savais un peu sorcière l’Américain Kiki Smith, depuis sa grande expo, il y a un an, à la Monnaie, métamorphosée en forêt enchantée. Je la savais au fait d’étranges arcanes, brasseuse de mythes et de contes de fées, prenant parfois ses philtres dans les fluides du corps. Mais, en sortant de cette belle expo, à la fois concentrée (belle cohérence, j’y reviens tout de suite) et variée (gravure, dessins, sculpture, Kiki Smith est une artiste à toutes mains), je me dis qu’elle doit être alchimiste aussi. Je repense à ces mots d’un hermétiste du XIe siècle, Morien le Romain : « cette substance est extraite de vous et vous êtes son minerai. » Kiki Smith est tout entière là : son art, elle l’extrait de l’intérieur – From Inside, tel est le titre de l’expo, d’ailleurs.
Et ce n’est pas une métaphore : il s’agit bien de plonger au fond du corps, celui-ci étant, pour elle, un contenant – à l’image de ce Ice Man de 1995, en résine de polyester et fibre de verre. On est quelque part entre la crucifixion et ces corps de très lointains ancêtres conservés sous on ne sait quelles glaces. Mais, surtout, il y a cette couleur : chaude, ambrée, comme la promesse d’un trésor qui irradierait sous l’enveloppe charnelle. Alors Kiki Smith met les mains dans la matière humaine. Rien d’étonnant alors si, souvenir probable de Rodin, on trouve cet Arc de 2018, deux mains jointes de bronze et d’acier : c’est son outil, l’outil d’extraction par excellence.
Et voilà une série de dessins, crayon et craie sur papier. Dessins ? Non, plutôt des fantômes de dessins (Avebury Drawing, tel est le titre générique de l’ensemble, d’Avebury, site néolithique rempli d’ondes païennes, comme des survivances spectrales) : ici un utérus, là un cerveau, mais ils semblent moins tracés sur le papier qu’y affleurer, s’inscrire à la surface comme s’ils remontaient – excavés depuis les profondeurs organiques, l’épaisseur de la chair. Mais Kiki Smith n’est pas une clinicienne. Elle prélève moins des organes qu’elle ne fouille le corps à la recherche de ce quelque chose qui dorait l’Ice Man.Kiki Smith est nourrie de christianisme. Alors peut-être est-ce l’éternelle substance divine qu’elle cherche à faire naître de nos entrailles, comme dans cet impressionnant Fallen (2 018), plaque sculptée de bronze qui évoque une grande silhouette biblique de William Blake en position fœtale. Accouchement du sacré ? Peut-être, mais Kiki Smith est une artiste. Prenez ce qu’elle fait ressortir d’une extraordinaire gravure en deux couleurs sur papier japonais où serpente un intestin, avec sa texture grumeleuse, ses renflements. Approchez-vous. Surmontez votre haut-le-cœur initial. Regardez comme, plié en accordéon, ce long tube rythme verticalement l’œuvre. Regardez les nuances de gris du fond, les stries plus sombres qui le capillarisent. L’œil joue, suit les lignes, assemble et dissemble les formes. Kiki Smith l’éventreuse suscite une pure expérience esthétique.
Expo Kiki Smith, From Inside, jusqu’au 13 juillet, galerie Lelong & Co.
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