Popa Singer est bien décidée à résister au dictateur haïtien Duvalier, alias Papa Doc. C’est ce que nous raconte avec humour et style le rabelaisien René Depestre.
Il a attendu vingt-huit ans. C’est son premier roman depuis Hadriana dans tous mes rêves, comme il est bon, et féroce ! C’est dans une transe tropicalo-rabelaisienne inouïe, dans un incendie stylistique qui fait battre le cœur et l’esprit à chaque page, que René Depestre choisit de rendre hommage à la « fée du courage », sa mère, et de ridiculiser le roi-crétin, Papa Doc. La mère s’appelle Dianira Fontoriol, mais s’est rebaptisée « Popa Singer von Hofmannsthal », à cause de la machine à coudre habitée par l’esprit- conseil vaudou « loa » récupéré chez un négociant germanique. Lequel, pour échapper à la police allemande, emprunta le nom d’un célèbre poète autrichien (Hugo von Hofmannsthal). Dianira, avec sa machine magique, coud les « beaux- draps d’un réel merveilleux germano-haïtien », métisse « le plancton de la mer des gros-Blancs européens avec les substances en suspension des Nègres d’Amérique », bref réinvente en plus joli l’histoire convulsive de son île sous la dictature de Duvalier, le géant insupportable qui donne à tous l’envie de « fumer dans les couilles ».
Le récit est largement autobiographique. En 1958, René Depestre, en exil, retrouve Haïti à la faveur de la chute du gouvernement Magloire et de l’élection de Duvalier. Il connaît le dictateur, à cinq ans ils traînaient dans les mêmes rues sales, à Jacmel. Au cours d’un entretien, le roi des Tropiques expose tranquillement à Depestre son programme sanguinaire de zombification des masses superstitieuses et silencieuses. Il va jusqu’à lui proposer le poste de responsable culturel des Affaires étrangères. Depestre a la nausée, le fait comprendre. En représailles, le « grand- électrificateur » lâche ses Tontons Macoutes jusqu’à la maison de la mère de l’écrivain qui, à l’aide de sa machine à coudre et de son tempérament-volcan, ne se laisse pas impressionner par le colt 45 posé sur sa nuque. La perquisition de la bibliothèque familiale par les Macoutes illettrés est un festin : « – Le Petit Chaperon rouge ? mon capitaine. – Un agitateur qui affiche des idées bolcheviques à son chapeau de paille. Au panier à salade ! – Le Petit Prince ? mon capitaine. – Un mauvais sujet qui, dès les berceaux, commence à conspirer, dit le chef milicien à la place du capitaine. – Pablo Picasso ? mon capitaine. – Nom de Dieu de putain de pic à casser les os. Embarquez-moi ça, les yeux fermés ! » On rit à pleurer de la litanie burlesque des « fils de putes d’ouvrages de guerre sainte », qu’il faut « mettre hors d’état de nuire ». «Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, disait Henry David Thoreau dans La Désobéissance civile, la place de l’homme juste est aussi en prison. » C’est là qu’ira Depestre pendant un an. En renégat. « Je vous serre la main, poëte », avait écrit Hugo à Baudelaire pour le féliciter de ses Fleurs du mal, avec ce tréma espiègle que toutes les réformes de l’orthographe du monde n’enlèveront jamais à cette franche déclaration d’amitié. C’est exactement ce que l’on a envie de faire en refermant le Popa Singer de René Depestre : lui serrer la main, au poëte haïtien.
Popa Singer, René Depestre, éditions Zulma