Amour, Colère et Folie, l’œuvre injustement oubliée de Marie Vieux-Chauvet, révèle la terreur de son peuple sous la dictature.
Condamnée au silence, la voix de Marie Vieux-Chauvet, intellectuelle haïtienne, morte à New-York en 1973, ressurgit aujourd’hui. La voix d’une revenante. Trilogie romanesque, Amour, Colère et Folie raconte, de l’intérieur, les débuts de la dictature de François Duvalier (président « à vie » de 1964 à 1971). Édité chez Gallimard en 1968, le livre est aussitôt mis hors circuit… par la famille même de l’auteure. On craint alors des représailles. L’essentiel des exemplaires est racheté et détruit par l’époux de Marie Vieux-Chauvet. Cette dernière s’exile aux États-Unis, où elle meurt cinq ans plus tard.
Dans la belle postface, que le romancier et Académicien Dany Laferrière consacre à l’écrivaine et à son livre (le seul qu’elle ait écrit), c’est d’un autre silence, celui des Haïtiens eux-mêmes, qu’il est aussi question. Pour avoir osé dire à quel point les habitants de l’île, tous autant qu’ils sont, « révolutionnaires, saints, dictateurs, exilés, petits-bourgeois, poètes, militants », sont « illuminés par les fantasmes du pouvoir et du vaudou », Marie Vieux-Chauvet a trahi « sa classe en même temps que la révolution (c’est ainsi que l’on appelait le programme politique de la gauche à l’époque) », écrit Laferrière. Le regard que la romancière pose sur les mendiants-miliciens est à peine moins féroce que celui qu’elle réserve aux siens – voire à elle-même, issue de la bonne bourgeoisie de Port-au-Prince. Il n’y a pas de héros, ici. Mais un engrenage terrible qui fait des humains des pions fragiles, piégés dans un jeu mortifère qu’ils alimentent eux-mêmes, sans en avoir la clé.
Le premier roman, Amour, a pour héroïne une veille fille, comme on disait alors : Claire, aînée des sœurs Clamont, est une femme à l’intelligence perverse. Sous ses airs glacés, cette prude autoritaire, incapable de satisfaire « ce sexe vierge et affamé serré entre ses cuisses », nourrit des rêves coupables. Témoin du délitement de sa société, elle observe, dégoûtée et fascinée, les méfaits et les crimes commis par Céladu, nom donné au Moloch qui tient la ville d’une main de fer. La narratrice d’Amour, comme les pauvres héros de Colère et de Folie, sait bien que la haine, qui oppose les habitants (nègres contre mulâtres, misérables contre nantis, etc.), est la plus sûre alliée du tyran.
Dans Colère, c’est la terre, confisquée par « des hommes en noir », qui est au cœur de l’histoire. Et c’est le corps des femmes qui en donne le prix – exorbitant et dérisoire. La mère se soûle au rhum, tandis que la fille, la fière et jolie Rose, accepte de se soumettre au minotaure – qui la viole, soir après soir, lui qui ne peut « être un homme qu’avec les belles têtes de saintes de [son] espèce ». Affamés, délirants, ils sont finalement réduits au silence, tandis que la ville sombre.
La terreur, cette angoisse majuscule qui salit les âmes et les corps, et transforme les voisins d’autrefois en « anthropophages », est le fil conducteur de ce roman puissant, qui éclaire, d’une lumière cruelle, les malheurs d’Haïti.
Amour, Colère et Folie, Postface de Dany Laferrière de l’Académie française, Zulma