Arnaud Desplechin fut autrefois caricaturé en auteur français emblématique – traduction aux yeux de ses contempteurs : « cinéaste khâgneux spécialisé dans les amourettes d’étudiants des beaux quartiers ». Pourtant, Desplechin a filmé le monde post-Yalta (La Sentinelle), un portrait bergmanien à Londres (Esther Kahn), des films d’amour-haine zébrés d’humour acide (Rois et reine, Les Fantômes d’Ismaël…), un film de famille anti-familialiste (Un Conte de noël), un western psychanalytique dans le vrai Far West (Jimmy P), un film noir au cœur des fractures sociales françaises (Roubaix, une lumière)… Il n’y a pas plus variée comme filmo, et pourtant, un regard, un style, une langue, une direction d’acteurs, une amplitude romanesque unifient tous ces films. Ce paradoxe de la différence et du même, marqueur de grand cinéaste, on le retrouve dans Tromperie, un film de chambre plutôt minimaliste à l’aune de Desplechin. Là où Conte… ou …Ismaël proliféraient tels des plantes à fiction aux rhizomes et ramures infinies, Tromperie quitte à peine le bureau londonien de l’écrivain Philip. Mais dans le huis clos de ces quatre murs s’engouffre l’immensité romanesque de l’amour à travers les femmes réelles, rêvées ou remémorées de l’auteur. L’auteur, c’est Philip Roth, une des obsessions anciennes du cinéaste. Philip et son amante du moment baisent peu, parlent beaucoup, car l’amour chez Roth-Desplechin n’est pas un roman-photo fleur bleue mais une aventure de la pensée et de la parole autant que des sens, un jeu-joute à deux : ainsi, Tromperie est avant tout une merveille de dialogue, une symphonie des mots où le verbe se fait chair, matière érotique, exprimant toutes les subtilités de la pensée, tous les élans du sentiment, tous les jeux et faux-semblants du désir, tous les points de jonction et de disjonction entre les hommes et les femmes. Pour porter ce texte, Desplechin s’appuie sur les immenses Denis Podalydès et Léa Seydoux, ce qui amène à une autre beauté de ce film : la façon sublime dont le cinéaste et son chef opérateur Yorick Le Saux filment le visage de l’actrice, comme une enluminure vivante, un parchemin à déchiffrer, attentifs au moindre tressaillement de ses traits. Allo Bergman ?
Roth, Desplechin, les femmes, cela peut produire du grain à moudre en nos temps post-Me Too. Témoin, la séquence grandiose et drolatique du procès (écho tardif du conflit qui opposa jadis Desplechin et Marianne Denicourt ?) où Philip est mis en accusation par un tribunal de femmes et où il se défend fougueusement au nom de la liberté de la fiction et de l’artiste. Desplechin assure que MeToo est formidable et que cette scène de procès fut écrite en 1990 : sans doute, mais le film a bien été réalisé en 2021, et autant assumer ce qu’il dit et montre. A savoir qu’il existe encore des hommes qui peuvent aimer les femmes à la folie, au risque certes de la discordance, de la souffrance et de la rupture, mais sans pour autant porter le soupçon permanent d’être des prédateurs en puissance ou des agents toxiques du patriarcat systémique. L’aventure amoureuse se joue à deux dans des zones souvent grises, échappant à la raison et aux lignes idéologiques. Ici elle se joue même à trois dans des clairs-obscurs magnifiques, parce que l’amour le plus prégnant de Tromperie est celui éprouvé par Desplechin pour son casting en majesté comme pour la plume superbe de Roth. Et cet amour-là ne comporte aucune tromperie.
Tromperie, Arnaud Desplechin, sortie salles le 8 décembre 2021, Le Pacte distribution