Dominique Simonnet signe Le monde en général et nous en particulier, le roman d’une génération désenchantée.
Si le nouveau roman de l’écrivain et journaliste Dominique Simonnet était un film, il débuterait avec la batterie inspirée du Boléro de Ravel sur le White Rabbit des Jefferson Airplane, la voix droite de Signe Toly Anderson chantant sa relecture hallucinogène d’Alice au pays des merveilles. En montage parallèle, on verrait s’affairer plusieurs personnages au milieu des années soixante telle Julia à San Francisco, Bart à Lille, Simon en Israël et tant d’autres encore comme Andy. Ils seraient véloces dans leurs gestes signifiant leurs empressements, leur vitalité, leurs espoirs en un monde nouveau et meilleur. Leurs visages seraient éclairés d’une lumière diffuse sur de la pellicule sensible, du 16mm. Si on pense au meilleur du cinéma américain, c’est parce que Le monde en général et nous en particulier a l’ambition des grands romans américains mais aussi parce qu’il est traversé d’images universelles évoquant deux décennies de notre histoire, de la fin des années soixante aux années quatre-vingt : les hippies, les mouvements gauchistes, les barricades, le Vietnam, la Guerre des six jours et la prise d’otages à Munich, les premières actions de Médecins sans frontières, la naissance de l’écologie, les élections, la mort de De Gaulle, l’avortement, le féminisme… mais aussi la mort de Martin Luther King, celle de Janis Joplin, déchirante. Simonnet mêle sans temps morts les parcours de ses nombreux personnages aux grands évènements d’un monde dans lequel ses personnages s’inscrivent tout en y cherchant, au gré des circonstances, leurs places avec conviction.
Il y a parmi eux un certain Bart qui doit par son réalisme, son inquiétude et sa fougue être l’alter ego de Simonnet. Comme dans tout roman choral, il y a des individus que nous préférons à d’autres, comme l’Amérindienne photographe Julia dont nous nous tombons amoureux à l’instar de Bart qui remuera ciel et terre pour la retrouver à l’autre bout de la terre. Dans un chapitre formidable par la précision des évènements comme de ses enjeux politiques, Simonnet raconte la longue occupation pacifique d’Alcatraz par des Amérindiens entre 1969 et 1971. Le romancier sait ainsi mêler la fiction aux faits comme lorsqu’il raconte la prise de parole de Sartre à un meeting maoïste ou lorsque toute cette bande soudée rencontre Brassens le lendemain de l’un de ses concerts et où le chanteur leur parle de son rapport filmique à la musique. Simonnet fait ainsi intervenir de nombreux acteurs de l’histoire qu’il sait transformer en personnages inoubliables à l’instar de Jean-François Bizot, Luther King ou Bernard Kouchner… Ce roman est aussi l’occasion pour l’écrivain de mesurer mais sans aucun fatalisme ce que sont devenus ces rêves de jadis, la façon dont l’époque s’est transformée et la manière dont les utopies ont pu vite se fourvoyer en pensées autoritaires. « Quand, bien plus tard, Bart repensera à cette époque, il s’étonnera de l’aveuglement fanatique dont avait fait preuve une petite partie de sa génération, contaminée par un mauvais virus qui paralysait les cerveaux et anesthésiait la pensée. Le vent frais de mai 1968 avait tourné à l’orage, les idées neuves avaient cédé aux dogmes grossiers, les libertaires avaient été balayés au profit des doctrinaires. » Au terme de la lecture, on se rend compte que Simonnet a su raconter la façon dont le monde d’aujourd’hui, si doctrinaire, s’était lentement construit sur les cendres de ses utopies. Si ce roman foisonnant et tumultueux était un film, il se terminerait avec nostalgie mais sans aucun fatalisme sur les visages placides des personnages réunis et écoutant Un autre monde de Téléphone.
Dominique Simonnet, Le monde en général, et nous en particulier, Plon, 672p., 22 €