Au départ, ça ressemble à un (bon) polar, on ne peut plus classique. Vienne, 1909. Dans le petit cercle de la bonne société autrichienne, nous avons : la mort mystérieuse d’un comédien (Eugène Bischoff) déguisée – ou pas – en suicide, une enquête bien roulée, un détective un peu amateur (Solgrub) et un très chic suspect numéro un (le baron Von Yosch) qui, naturellement, est l’amant de la femme (Dina) de la victime. Sauf qu’après s’être fait soigneusement abusés par l’auteur autour de la fausse question « Qui a tué Eugène ? » (si attendue, même un peu vulgaire, non ?), on s’attache enfin à la vraie question, cruciale, plus subtile et ambitieuse que la première : « Pourquoi Eugène est-il mort ? ». Le texte prend alors un dangereux virage psychanalytico-fantastique façon Edgar Poe. Il restera bien aux cartésiens compétents l’hypothèse selon laquelle Bischoff se serait tué à cause de gros ennuis financiers. Mais très vite hélas, même eux seront contraints de considérer la seconde, celle que soutient Solgrub : le bougre aurait succombé aux forces obscures d’un être maléfique et difforme d’origine italienne qui, depuis la Renaissance, acculerait les artistes déclassés à la mort. C’est amusant, c’est bon enfant, mais c’est un peu paniquant aussi. Parce que le talent de Perutz est grand, pas étonnants que Borges le trouva « génial ». Parce qu’il sait distiller le suspense comme un poison, balader le lecteur comme une marionnette. Et parce que cette réflexion sur la peur panique de tout artiste à l’inspiration en carafe et qui, guidé par une sorte de censeur intérieur – le fameux « maître du Jugement dernier » -, devrait se donner la mort, est loin d’être grotesque.
Le Maître du jugement dernier, ou l’occasion de redécouvrir un maître autrichien du mystère, Leo Perutz éditions Zulma