Le premier roman de Pierre Darkanian, Le Rapport chinois, est sans conteste le roman le plus comique de cette rentrée. À lire absolument.
Il n’est pas si fréquent de rire sans discontinuer tout au long des 126 premières pages d’un roman. Le mérite en revient ici pour l’essentiel à un personnage principal que l’on pourrait situer à mi-chemin entre l’Ignatius J. Reilly inventé par John Kennedy Toole dans La Conjuration des imbéciles et le Michael Scott campé par Steve Carell dans la série The Office. Recruté par un cabinet de conseil, Tugdual Laugier a passé trois années à ne rien faire dans un bureau vide, sinon régenter une armée de crayons à papier et émettre force flatulences, quand un associé lui commande sans plus de précisions un rapport sur la Chine — dont il farcit le millier de pages d’emprunts à Wikipédia ou de menus trouvés dans les restaurants du treizième arrondissement parisien. Si Pierre Darkanian s’était contenté d’exploiter cette veine grotesque, de proposer une synthèse entre l’absurde kafkaïen et la satire bureaucratique telle qu’illustrée par Huysmans dans La Retraite de Monsieur Bougran, sa première fiction serait déjà une réussite. Mais le livre prend une tout autre dimension avec l’apparition d’une commissaire de police qui soupçonne les vagues activités du cabinet de couvrir un trafic de drogue. Les dialogues placés sous le signe du non-sens entre Tugdual et son supérieur cèdent place aux conversations cyniques entre avocats spécialistes des montages financiers : « Même si cela s’effondrait, quel serait le risque pour nous ? Il n’est pas illégal de vouloir préserver ses clients de l’œil de Moscou des États, pas plus qu’il n’est illégal de créer une société offshore. » Et d’abord définie comme un « ironique trophée de la bêtise humaine », la compilation de Tugdual acquiert à mesure un pouvoir toxique : « En s’en saisissant, elle l’examina avec une certaine anxiété, comme si le rapport chinois se révélait tout à coup doté d’une âme. Depuis plus de six mois qu’elle l’avait lu, si tant est qu’on pût lire le rapport chinois, force était de constater que sa puissance de vide s’était répandue autour d’elle à une vitesse déconcertante et dépassait largement l’affaire Chinagora : les subprimes, la titrisation, Madoff, le mécanisme de la dette… Le monde semblait découvrir qu’il ne reposait sur rien. » Au point que notre commissaire, toute désillusion bue, en vient à regretter la délinquance à l’ancienne : « Tous trafiquants qu’ils étaient, les individus qu’elle traquait depuis vingt-cinq ans avaient à leur crédit d’effectuer quelque chose : certains faisaient le guet pendant que d’autres vendaient la came au bas des immeubles, acheminaient la marchandise d’un continent à l’autre, négociaient sur place avec les producteurs… Ces gens-là partageaient la valeur travail. » Si ouvrir le rapport chinois expose bientôt aux plus grands périls, ainsi qu’un magistrat le vérifie à ses dépens dans l’un des morceaux de bravoure du roman, faire de même avec Le Rapport chinois ne fait courir d’autre risque que de découvrir une brillante entrée en littérature.
Pierre Darkanian, Le Rapport chinois, Anne Carrière, 304p. 19,90€