Puisqu’il fut promis les « roaring twenties » à la fin de la pandémie, et que personne n’entend l’écho d’un rugissement, invoquons la chance en citant Fitzgerald. Dans Le dernier Nabab, il s’interrogeait : « pourquoi les romans français sont-ils si froids et si tristes au fond ? ».
Reconnaissons qu’il n’a pas entièrement tort, Francis. Il y a un fond bilieux dans la littérature française. Aujourd’hui encore perdure une tradition de romans qui nous installent dans l’arrière-salle d’une gare de province, en attente du train d’une vie ratée, écrite avec l’emphase d’un khâgneux qui rêve d’Académie.
En cette rentrée, comme à chaque, ces romans sont là, fidèles au poste, et seront sans doute récompensés. Leurs auteurs sont jeunes ou vieux, se reconnaîtront, et se féliciteront : la France chérit ses gares, son beau langage, et sa morosité.
Mais en cette rentrée 21, autre chose pointe, de nouvelles manières françaises de faire littérature, bien plus audacieuses, débordantes, sincères et risquées, que ce que cette tradition a tenté d’étouffer pendant des années. Ainsi, pour parler en commentatrice de catchs, c’est une rentrée d’outsiders : une foule de noms méconnus, une foule de manière d’écrire dans le sillage de personne, une foule de manière de jeter aux orties la tristesse.
L’autre nom du raisonnable
Foi de Transfuge, cette rentrée littéraire s’avère d’une merveilleuse richesse. Commençons par le meilleur selon moi, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. L’auteur, peu le connaissent, a écrit un précédent roman, Terre ceinte, en 2015, prodigieux livre sur l’avancée des djihadistes au Mali. Six ans plus tard, il signe ce roman à mi-chemin de Philip Roth et de Nabokov partant sur les traces d’un mystérieux écrivain sénégalais dans l’entre-deux-guerres, puis disparaissant. La phrase est juste, désespérée ou drôle, ne fait jamais d’effets, ne craint ni la référence, ni l’émotion, et cherche à dire dès qu’elle peut. On y ressent l’urgence d’écrire, cette énergie qui permet aux grands livres d’exister. Mohamed Mbougar Sarr a trente-et-un ans.
Les autres ? Ils partagent avec Sarr cette vitalité, qui n’est pas gaieté ou humour, qui n’est pas érotisme ou amour, qui n’est pas sensibilité ou romantisme, ou plutôt, qui est tout cela et même plus : un goût du risque en littérature, du débord, de la virtuosité habitée, d’un poétique romanesque qui appellent des écrivains passionnés de littérature, mais aussi des êtres très au fait de ce qu’est l’existence.
Ainsi, Corinne Royer qui en phrases sourdes et lyriques fait vivre un monde paysan désespéré, dans le très beau Pleine terre.
Ainsi, Maria Pourchet qui a l’étrange idée de parler d’un sujet qui n’intéresse plus personne, l’attirance d’une femme pour un homme. Et la superbe de le faire de manière frénétique, insoluble, et d’oser l’intituler Feu, d’oser croire en nos temps Metooien, que la passion demeure l’une des grandes affaires de notre humanité.
Ainsi Justine Lévy qui aurait pu choisir de nommer Feu, le Journal viscéral qu’elle invente pour la mère d’Artaud dans Son fils, brûlant requiem de l’amour maternel.
Ainsi Ananda Devi qui nous plonge dans l’Inde mystique et charnel dans Le rire des déesses.
Ainsi Pierre Darkanian, qui signe avec Le Rapport chinois un roman rabelaisien sur l’art de ne rien faire.
Nos pages vous raconteront ces livres, mais s’ils ont un point commun, c’est bien d’insuffler cette chaleur au roman français, de le sortir du congélateur décrit par Fitzgerald. Car si les nouvelles années folles n’ont pas encore commencé, il n’est plus temps de se payer de mots.
Assumons le titre de cet edito, allusion ringarde qui ne fera sourire que les plus de trente-cinq ans, osons croire que la littérature nous réconcilie avec l’amour du risque.