La terre ne ment pas, paraît-il. Corrine Royer, dans son dernier roman, non plus, avec ce magnifique portrait de paysan français.
Imaginez un homme à la carrure impressionnante, large et haute, au rire de titan. Un homme attaché à sa terre et à ses bêtes. Un éleveur, un bourreau de travail. Ce colosse de Jacques Bonhomme, trente-six ans, n’est jamais parti en vacances et n’a jamais appris à nager. Difficile pour lui de se convertir aux préceptes de la production industrialisée, de se plier aux pratiques de l’agriculture moderne, aux « normes sans cesse plus nombreuses », aux « équilibres du marché », à la « traçabilité avec laquelle seuls les grands groupes arrivaient à s’arranger ». Jacques Bonhomme a pris de plein fouet la déferlante des courriers administratifs après son retard dans l’envoi des déclarations de naissance. Ce qui l’a obligé de confiner ses limousines à l’étable. Avant d’en voir mourir deux de malnutrition… Lui qui était toujours resté calme, n’avait jamais mis son poing dans aucune figure, a ressenti le besoin d’aller au bout du combat, de ne rien lâcher. De rester debout, dire non à l’humiliation, l’enfermement. Un jour de mai, le mesuré Jacques Bonhomme n’a plus supporté d’avoir « la cervelle à l’envers », d’être acculé, condamné à se voir soustraire son troupeau. Il ne demandait pourtant pas grand-chose, juste le droit de nourrir ses bêtes et d’ensemencer sa terre comme il l’avait toujours fait. Il est monté dans sa petite Volvo, a quitté le monde qui est le sien et la ferme des Combettes. Jacques Bonhomme a pris la fuite, il a camouflé sa voiture près de la maison en ruine de l’ancien forestier et s’est refugié dans les bois, à vingt kilomètres de chez lui. En cavale, comme un criminel, pour échapper aux gendarmes…
Le puissant roman de Corinne Royer enchaîne les chapitres courts, alterne les points de vue, porté d’un bout à l’autre par une écriture qui se fait tour à tour poétique ou réaliste. Pleine terre est une fiction inspirée de faits réels, nous avertit son auteure. Cette dernière est partie de l’histoire tragique de Jérôme Laronze. Un agriculteur de Saône-et-Loire, qui n’avait pas encore trente-sept ans, abattu par des gendarmes le 20 mai 2017, après trois années de harcèlement et neuf jours de cavale. Jérôme Laronze, Corinne Royer explique comment elle l’a découverte.« Là où je vis, dit-elle, au milieu des champs et des forêts, (entre les hauts plateaux du parc naturel du Pilat, près de Saint-Étienne, et l’Uzège N.D.L.R) les histoires qu’on se raconte sont souvent des histoires de luttes. La première fois qu’on m’a parlé du combat de cet homme, c’était dans une ferme, autour d’une tranche de pain chaud et d’un saucisson. Les faits déroulés dans Pleine terre sont inspirés de cette histoire tragique mais Jacques Bonhomme est un personnage fictionnel. Il ne s’agit ni d’un récit réaliste ni d’un portrait. J’ai voulu écrire dans les nombreux blancs de cette histoire et Jacques est une forme d’allégorie de tous ces agriculteurs qui m’ont confié ce que signifie aujourd’hui être des gens de la terre ».
Pour ce projet d’envergure, poursuit-elle, l’auteure de La vie contrariée de Louise (2012) a consigné pendant des années ses rencontres avec des agriculteurs, « des mots, et des silences aussi ». Dans ce texte, « il y a beaucoup de phrases qui trouent le silence, des phrases martiales qui invitent à reprendre les territoires conquis par l’industrie et le capital. Je l’ai finalisé lors du premier confinement », explique-t-elle. « Je me suis installée dans le box de mon cheval sur une couche de foin et j’ai écrit avec le chant des oiseaux, les bruits de mastication d’une bête de cinq cents kilos et quelques bruissements de campagnols le long des planches. Je crois que cette musique est présente dans Pleine terre ».
Corinne Royer fait partie de ses prosateurs qui ont des petites manies pour écrire. « Si ce n’était que pour écrire ! », s’amuse-t-elle. « Mais c’est peut-être davantage une forme de rituel. D’abord des objets incontournables : un petit cheval à bascule, un visage de clown (assez effrayant !) jeté sur un bout de papier canson, une mini tour Eiffel, une fluorite bleue qu’on appelle la pierre du chercheur. Où que je sois, j’installe ces objets autour de moi. Puis il faut un déclencheur, un signe, même infime : un son inattendu, le déplacement d’une ombre sur mon bureau… Sans doute une forme de superstition ou, en tout cas, la marque de l’approbation peut-être pas d’une divinité mais de quelque chose qui me dépasse. »
Pour Pleine terre, elle a retravaillé son texte en creusant la construction et le schéma narratif. Le style, elle y a assez peu touché. « J’ai cessé de le faire, dit-elle. Disons que j’ai cessé de me défaire. J’ai longtemps pensé que le style (qu’on nomme toujours excès de style) était un handicap, une sorte de boiterie du texte et je tentais d’épurer, de neutraliser ma langue. Mais, finalement, c’est un échec et tant mieux ! J’assume aujourd’hui ma signature stylistique (ce que je dois en partie à mon éditrice, Marie Desmeures). Dans Pleine terre, chaque voix porte la psychologie de son personnage et fait entendre le chahut des pensées qui l’encombrent. Il y a donc des passages comme des incantations, scandées, mates, brutes, et d’autres plus lyriques où la musique de la langue en dit autant que le sens des mots. Je n’ai rien défait de ce premier élan».
Son prochain livre est déjà en cours. Lorsqu’on l’interroge sur le sujet, elle vous répond ceci : « Vous l’aurez compris, rituel aidant et ralentissant à la fois, il est trop tôt pour en parler. Et puis, on n’est jamais certain d’aller au bout d’un texte, le doute doit rester à la place qui lui revient, il est la condition de la fébrilité créative. Il serait donc présomptueux d’en parler déjà et, si je me fie à mes petits travers superstitieux, ça pourrait même être de mauvais augure ! ». D’ici là, la musique lancinante de Pleine terre résonnera longtemps dans la tête de celles et ceux qui iront écouter la souffrance de Jacques Bonhomme.
Corinne Royer, Pleine terre, Actes Sud, 334 p., 21 €
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