Ananda Devi signe avec Le rire des déesses un roman saisissant sur la vie des prostituées en Inde, et la surpuissance du religieux.
La Ruelle est l’enfer dans l’enfer, le cercle premier, celui où l’on tombe lorsqu’on a déjà été déchu des huit autres : le quartier des prostituées d’une ville pauvre de l’Inde. Un quartier où l’on trouve des hindous et des musulmans. Tous s’accordent dans l’exploitation des femmes de la Ruelle, déshumanisées de se vendre du soir au matin, dans des « cellules » qui accélèrent leurs fins. L’Inde se présente d’abord ainsi, sous la plume d’Ananda Devi, un lieu perdu à la Dickens où règne « la nécessaire condamnation des pauvres et des putes ».
Mais voilà Chinti. L’évènement inconcevable de la Ruelle, une enfant. Née d’une mère dure et « guerrière », la petite Chinti grandit derrière un mur percé à travers lequel elle aperçoit sa mère recevant les hommes. Devi excelle à se mettre dans la peau de cette enfant qui regarde sans comprendre, et sans s’effrayer. L’enfant bouleverse les femmes de la Ruelle, et permet de faire naître l’invraisemblable espoir dans ces lieux : la possibilité qu’une fille échappe au sort commun.
Dans ce théâtre expressionniste où chaque personnage brille par son lyrisme ou son grotesque, un nouvel arrivant bouleverse le jeu : Shivnath, le religieux qui aime les prostituées, « il suit, dit-il, l’exemple de Gandhi, qui dormait nu entre ses deux jeunes nièces pour prouver son abstinence ».
Notre Tartuffe est un bel homme toujours en blanc et à la voix douce. Shivnath est dévoué à la déesse Kali, réputée pour aimer la chair des hommes, dont elle porte autour du cou des têtes coupées, et autour des hanches, des bras arrachés. Shivnath ne croit en réalité à rien, sinon à son pouvoir dans le quartier, et sur les prostituées.
Shivnath rencontre Chinti, et de là, le roman dépasse la peinture sociale pour prendre une tournure dramatique et fantastique, car l’homme, submergé de désir, élabore un plan pour enlever l’enfant et la posséder. De cet instant, les habitants de la Ruelle vont éprouver, pour la première fois, un instinct de révolte.
Si ce roman emprunte au conte, la rencontre de l’ogre et de l’enfant pauvre s’avère un noyau des récits populaires, il y mêle avec dextérité les mythes indiens des déesses Kali, Shiva, cette cosmogonie féminine et cruelle. Ananda Devi quitte d’ailleurs le naturalisme dans une épopée finale fantastique, nous menant dans un Bénarès digne de son mythe, mortifère et divin.
Et l’on se dit que Devi est l’une de nos plus intéressantes écrivains du réalisme magique. Car elle sait faire naître des personnages puissamment évocateurs comme le narrateur, le « hijra ». Transsexuel, émasculé, il raconte, dans des détails parfois difficiles, sa métamorphose d’un corps de jeune homme à celui de créature androgyne, étrangement respecté dans ce quartier où tous les corps se vendent.
Le hijra est celui qui observe et témoigne de ce pays fou qui règne sur leurs existences.
Car Le rire des déesses s’avère aussi un livre sur cette Inde d’excès qui nous demeure si étrangère : « ce pays a trop de tout : d’hommes, de femmes, d’enfants, de pauvres, de faibles, d’animaux, d’insectes, de tristesses, de mémoires, d’histoires, d’illusions. Long fleuve de corps abandonnés, rendus inutiles par cet excès : tout y existe et tout y est détruit ». Ananda Devi écrit au-delà de la destruction.
Le rire des déesses, Ananda Devi, Grasset, 234p., 19,50€
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