Arrivé en 2001 à la tête du théâtre du Rond-Point, Jean-Michel Ribes fête, cette année, vingt ans à la tête de la maison. En présentant en ouverture de cette saison, J’habite ici, il se place, encore et toujours, en chroniqueur espiègle de son époque.
Comment arrivez-vous à capter aussi bien l’air du temps et les petits travers de vos concitoyens ?
Je ne sais pas très bien comment tout cela arrive. Je n’ai pas de recettes toutes faites. Simplement, à un moment, tout s’accumule dans ma tête, et comme un nuage suffisamment rempli d’eau, la pluie textuelle se libère. Je ne suis pas quelqu’un qui regarde dans le journal des événements, qui écoute à la radio les faits divers. Je ne suis pas très équipé pour détecter la réalité au premier degré. En revanche, je me laisse attraper par des personnages, entraîner par des histoires, qui me pénètrent et se décalent très fort une fois que je les ai assimilées. Et puis, je crois que c’est une volonté d’éviter le marécage de la bien-pensance, ainsi que les talibans du bon goût.
Pourquoi écrire une pièce dans un immeuble ?
C’est la métaphore d’une époque. J’habite ici, c’est j’habite l’époque. Il n’existe pas en tant que tel. Il est ouvert, détraqué. Ce sont les gens qui m’intéressent. Alors pouvoir les regrouper dans un même espace est une facilité scénique. Ce n’est pas tant important, mais en écrivant je me suis rendu compte qu’il y avait un axe qui rassemblait toutes ces personnes : c’est la concierge qu’interprète Annie Grégorio. Elle est le lien avec tout le monde, elle est bienveillante et reçoit toutes les couleurs du temps. Elle est à la fois à l’écoute du fonctionnaire, totalement esclave de la paperasserie, qui tout d’un coup devient un objet sexuel, une icône de plaisir, un personnage indispensable pour la joie de toute une administration, de la critique qui n’aime rien d’autre que les alexandrins, de ce père de famille réac’ qui ne supporte pas de voir sa fille amoureuse d’un musulman…
Dans votre travail, il y a un esprit de troupe, une fidélité à certains comédiens. Est-ce que vous pensez à certains d’entre eux quand vous écrivez ?
Annie (Gregorio), oui. Elle est comme toujours présente, à portée d’oreilles quand j’écris. Après, clairement, j’ai une grande passion pour les acteurs. J’écris pour la parole avant tout, mes pièces sont des partitions. J’ai besoin d’être interprété par des acteurs qui sentent la musicalité et le rythme du texte. Feydeau écrivait des notes de musique sous ses répliques. J’aime cette idée d’un phrasé rythmé qui amplifie le sens. Donc, il faut que les comédiens avec qui je travaille soient porteurs de cette musicalité-là. Toutefois, même si j’ai une fidélité avec certains acteurs, comme Olivier Broche, Romain Cottard ou Philippe Magnan, j’essaie de ne pas être prisonnier de ma famille. Pour cette création, j’ai donc fait appel à de jeunes comédiens qui viennent du JTN, où d’autres écoles, comme Manon Circhen qui a un jeu arc-en-ciel, Charly Fournier ou Jean Joudé.
Qu’est-ce que cela fait de rouvrir un théâtre après près d’un an de fermeture ?
La saison dernière, il y avait comme une forme d’abnégation. On était prêt à tout accepter. Un jour, c’était oui, le lendemain, c’était non. Du coup, on n’essayait même plus de se projeter dans l’avenir. On avait plus d’attente. Le fait que ça rouvre, c’est formidablement inattendu. Il y a un vrai plaisir à accueillir à nouveau du public avec une pièce de troupe, qui parle, se moque gentiment de notre époque.
Cette année, le Rond-point fête ses quarante ans d’existence et ses vingt années sous votre mandature. Qu’est-ce que vous en retenez ?
La chose fondamentale, c’est que je voulais que ce lieu soit consacré aux écritures contemporaines et aux auteurs vivants. C’est ce que j’ai fait, contre l’avis de tous. À l’époque, ils étaient clairement sous représentés. Seuls 8 % des théâtres publics jouaient des auteurs vivants. Si j’ai réussi ce pari, c’est que j’en ai eu la volonté farouche, le désir profond. Finalement, contre l’attente de beaucoup, cela a fonctionné fort. En vingt ans, on a découvert des gens nombreux, qui sont maintenant très connus. On a essaimé. Maintenant, on aborde différemment le théâtre d’aujourd’hui, les auteurs contemporains avec beaucoup moins de crainte. C’est une belle chose. J’ai toujours fait confiance à mon intuition. Je n’ai jamais programmé ce que les gens aimaient, mais plutôt ce qu’ils ne savaient pas encore qu’ils aimaient. Il y a une vraie curiosité des gens qu’on ne stimule pas suffisamment. J’avais commis suffisamment de bêtises avant de prendre les rênes du théâtre, pour qu’ils me fassent confiance. Ils savaient qu’ils seraient surpris au Rond-Point, qu’il y aurait de la danse, du théâtre, du cirque, de l’interdisciplinarité. Je voulais que ce soit un lieu de vie, un lieu forum, avec une librairie, un bar, un restaurant, un lieu où l’on crée.
C’est aussi un lieu engagé ?
Oui, bien sûr. Nous avons défendu le mariage pour tous, Christiane Taubira, etc. J’ai toujours été engagé derrière des sujets sociétaux, je continuerai à l’être.
Que peut-on souhaiter pour les vingt ans à venir ?
J’espère que l’ADN du Rond-Point sera préservé. J’aimerais qu’il reste la création, le vivier d’auteurs d’aujourd’hui, mais aussi cette fantaisie, cette liberté de ton, qu’il n’y ait pas de prise au sérieux. J’ai osé, j’aimerais que cela perdure, une cantatrice dans les toilettes, une voyante sous les escaliers. Il faut accepter de ne pas se « pendre » au sérieux.
J’habite ici de Jean-Michel Ribes, Du 3 septembre au 17 octobre 2021, au Théâtre du Rond-Point.
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