Repérées à la dernière Biennale de Venise, les œuvres de la japonaise Mari Katayama explorent les chemins ardus d’une esthétique du handicap. A l’occasion d’une programmation de rentrée sur le Japon, la Maison Européenne de la Photographie expose ses clichés à la beauté dérangeante.
La première impression est celle du malaise. Malaise face à un corps de jeune femme qui prend la pose dans un intérieur kitsch, saturé d’objets et de lumières clinquantes. Mais ce corps n’en est pas complètement un. C’est un être hors-norme, hybride, mi-femme, mi-objet. Pourtant, comme un défi à la mort, ce corps tente de s’érotiser. Il se grime en poupée maquillée, en mannequin de couture aux mensurations idéales, en geisha désarticulée. Les expédients de la pop-culture et le recours au cadrage de la photographie de mode l’affublent même des attributs du désir. Mais il reste obstinément figé dans une image perturbante d’inconfort et d’artificialité. La deuxième impression est celle du déjà-vu. Celle de la mise en scène d’une infirmité qui induirait automatiquement la gêne, l’émotion, la compassion. Le sempiternel objet du désir qui est aussi sujet de souffrance. Le recours trop aisé au tragique pour le transcender en esthétique sublime. Ou même l’allusion sous-jacente aux corps sexualisés de jeunes femmes aux allures de poupée, rencontrés dans l’autofiction fantasmée ou dans la photographie documentaire. Néanmoins, ici, la figure de la poupée est à mille lieux de l’objet sexuel. Le récit du corps est loin d’être fantasmé. Et à force du regard, au-delà des premières impressions, se révèle un enjeu artistique plus subtil.
Ce corps, c’est celui de Mari Katayama. Atteinte d’une maladie congénitale – l’hémimélie tibiale – elle a fait le choix, à l’âge de neuf ans, de se faire amputer des deux jambes et de sa main gauche, plutôt que de vivre en fauteuil roulant. S’en est suivie une construction mentale autour de la réparation et du comblement. Petite fille, elle s’adonne très vite à la couture, fabrique des mannequins, les recoud, les agrège entre eux. Elle s’entoure de ces doubles fantomatiques qui sont le prolongement inerte de son état. Ils prennent place dans ses autoportraits photographiques. Et progressivement, l’esthétique du démembrement intime innerve une ambition plastique plus universelle. On le comprend après avoir visionné un diaporama de photographies plutôt anodines qui tourne en boucle dans l’exposition. Fragments de pylônes, piscines abandonnées, troncs d’arbres… Ces éléments esseulés – mais résistants – appartiennent aux paysages de Gunma, la ville où Katayama naît en 1987 et où elle habite toujours. Ils sont comme elle, comme ses jambes factices qui ont fusionné avec son être organique. À l’image des ruines qui demeurent, la jeune artiste nous dit qu’elle fait partie intégrante de ce paysage qui l’a fécondé. Le magnifique cliché qui la montre échouée sur la plage à la manière d’une méduse réussit le tour de force de la camper en reine des éléments naturels, tandis que, dans sa récente série « In the water », les gros plans sur ses jambes brillantes de paillettes, presque abstraits, diluent son infirmité dans les eaux troubles du merveilleux et du monstrueux. Elle y dérive, en quête du difficile chemin vers la beauté. Mais qu’importe, de ce dernier, la photographe en a fait son sacerdoce.
Mari Katayama, Home Again, Maison Européenne de la Photographie , 3 septembre au 24 octobre