Deux essais passionnants et solides sont parus ce mois-ci : celui d’Alain Finkielkraut, L’après littérature (Stock), et celui de Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo (Le cherche midi). Voici la version en ligne, tenant compte des corrections et modifications de Sabine Prokhoris, non intégrées dans la version imprimée, contrairement à celles d’Alain Finkielkraut. Toutes nos excuses à Sabine Prokhoris et à nos lecteurs pour cette erreur.
Le mouvement MeToo est considéré par beaucoup comme une avancée positive et décisive dans le processus d’émancipation des femmes. Dans Le Mirage #MeToo et Après la littérature, vous menez chacun de votre côté une critique radicale de MeToo. Qu’est-ce qui amène des esprits éclairés comme les vôtres vers cette critique sans concession d’un mouvement généralement perçu comme vecteur de progrès ?
Sabine Prokhoris – Je me suis au début sentie tiraillée sur ce mouvement, car de fait, les actes dont Harvey Weinstein était accusé étaient plus que déplaisants. « Balance ton porc » m’a été d’emblée insupportable, mais MeToo ne m’apparaissait pas si différent en réalité. Quand j’ai vu la violence avec laquelle les signataires de la « tribune Deneuve » – trop en miroir avec MeToo selon moi – ont été attaquées, je me suis dit : « quelque chose ne va pas ». Deux ans plus tard, affaire Haenel-Ruggia : en voyant sur Mediapart ce show indigent qui avait hypnotisé la France entière, j’ai été interloquée. Trois semaines après, je lis un article d’un universitaire, Frédérik Detue, qui nous explique : « Adèle Haenel = Primo Levi ». C’en était trop. Je me suis mise au travail. J’ai ainsi compris mes réticences initiales, et pourquoi, malgré les apparences MeToo n’était en rien une « une grande avancée ». Ce mouvement a sans doute eu le mérite d’attirer l’attention sur des questions importantes, mais il est structurellement vicié. C’est un mirage, d’où le titre de mon livre.
Alain Finkielkraut – Je n’aime pas le nom « MeToo ». Ce « moi aussi » instaure une continuité entre la galanterie, la grivoiserie et la pénétration forcée. Tous ces comportements relèvent maintenant d’une même « culture du viol ». L’homme qui, lors d’une soirée arrosée, a dit à Sandra Muller qu’elle avait de gros seins et qu’il pourrait la faire jouir toute la nuit, n’est ni plus ni moins un porc que Harvey Weinstein. Peu importe qu’il n’ait pas insisté. Ses propos grossiers suffisent à faire de lui un violeur. Pour résister à ces amalgames, nous disposons de deux instruments : la littérature et le droit. Comme le Talmud selon Levinas, la littérature, c’est la surveillance du général à partir du particulier. De même le droit ne cesse de faire des distinctions. Il établit une échelle des délits et des crimes pour individualiser les peines. MeToo, c’est aussi la remise en cause du principe qui est au fondement de la justice civilisée : la présomption d’innocence. « Pourquoi la parole des victimes aurait-elle moins de valeur que la présomption d’innocence ? », demande Iris Brey. Le nouveau féminisme préconise le retour de la Terreur. Mediapart s’enchante de la révolution déclenchée par l’affaire Weinstein. Mais la révolution féministe est derrière nous. Jusque dans les années soixante du XXe siècle, les femmes ne s’appartenaient pas. La vie de la plupart était dédiée à fabriquer des vies. Aujourd’hui, elles sont libres, elles divorcent comme elles veulent, quand elles veulent. Toutes les professions leur sont ouvertes. Dans la famille, l’autorité parentale a remplacé la puissance paternelle. Et quand l’homme devient facultatif dans la procréation, comment parler encore de patriarcat. On connaissait les mauvais perdants, voici venu le temps des mauvaises gagnantes.
SP – MeToo dissout toute expérience singulière dans le grand fleuve de la « culture du viol », par une logique de mutualisation des « offenses », selon le principe « les petits ruisseaux font les grandes rivières ». Un viol et un poème de Ronsard qui risque de « traumatiser » sexuellement des jeunes femmes s’inscrivent ainsi dans un continuum. Alors oui, l’émancipation n’est jamais achevée, rien n’est jamais définitivement acquis – on le voit sur la question de l’IVG aux USA, en Pologne, et ailleurs –, des combats restent à mener, la vigilance féministe ne doit pas se relâcher – mais pas non plus se tromper d’objet. Car quoi qu’en dise Françoise Vergès, la situation d’une femme en France et celle d’une femme à Kaboul, ce n’est pas tout à fait pareil…
Alain Finkielkraut, vous jouez la littérature contre l’idéologie. L’idéologie n’est-elle pas toujours présente en art, fut-ce à un niveau latent dans l’œuvre ou inconscient de la part de l’auteur ?
AF – « Quand on généralise la souffrance, on a le communisme, quand on particularise la souffrance, on a la littérature », écrit Philip Roth dans J’ai épousé un communiste. Le nouveau féminisme prend le relais du communisme et c’est la mauvaise surprise de l’époque. Nous assistons à une re-stalinisation des esprits : si on oppose la moindre réserve à MeToo, on est « annulé ». Le chiffre 2 règne en maître : il y a les oppresseurs et les opprimées. La littérature qui pense par personnages et qui explore inlassablement la pluralité humaine n’a qu’à bien se tenir. L’enseigner sur les campus américains, c’est la mettre au pas ; c’est traquer dans les œuvres du passé les stéréotypes de genre. Les classiques n’ont plus rien à nous apprendre. Il nous revient, à l’inverse, de faire apparaître les préjugés qu’ils véhiculent. Le néo-féminisme est un symptôme de l’enfermement de notre présent en lui-même.
SP – Roth dit aussi dans un autre ouvrage « dès qu’une cause détermine tout, il n’y a plus de place pour la fiction, pour l’Histoire ou la science dont le propos n’a rien de commun avec la propagande ». Or MeToo, c’est de la propagande, ce sont des slogans, pas des concepts.
Sabine Prokhoris, vous décortiquez la notion de genre selon le féminisme intersectionnel. En quoi est-elle différente de la notion de genre usuelle ?
SP – Le genre pour les intersectionnels, n’a pas le sens qu’il prend chez Simone de Beauvoir écrivant : « on ne naît pas femme, on le devient ». Ce n’est pas ce qui relève de l’histoire, de la culture, distingué de ce qui appartient au donné anatomo-physiologique. C’est le produit exclusif de la domination (occidentale-blanche). Autrement dit : de discours et de pratiques qui « performent », c’est-à-dire fabriquent entièrement le réel. Ainsi Paul B. Preciado peut écrire que les corps sont des « prothèses politiques ». Déni, donc, de toute réalité extérieure à celles qu’engendrerait un discours démiurgique. La « subversion » du genre ne sera qu’un retournement de cette mécanique.
AF – La déconstruction s’excepte elle-même de l’Histoire et se permet de regarder tout le passé de haut. On le voit dans les mises en scène de théâtre ou d’opéra. Autrefois, les metteurs en scène créaient sous le regard de l’auteur. Aujourd’hui, ils arraisonnent les œuvres et projettent sur elles les obsessions de notre temps. S’efface l’idée que nous avons besoin du détour par les grands textes pour accéder à nous-mêmes et au monde. La culture générale devient une rééducation générale.
Un point est commun à vos livres, la « shoaisation » de MeToo. N’est-ce pas un peu délicat de mêler la Shoah à cela ? Et ne risquez-vous pas de confondre abusivement néoféminisme et antisémitisme ?
AF – En 2017, je suis allé voir Philip Roth à New York. Je lui apprends qu’Elie Wiesel est mis en cause dans l’élan MeToo. Roth sort sa tablette et en effet, on voit une jeune femme qui dit avoir été « durablement traumatisée en 1987 par la main aux fesses d’Elie Wiesel ». L’homme qui incarnait la Victime passait intégralement dans le camp des bourreaux. Puis il y a eu l’horrible cérémonie des César 2020. Le soir même, des militantes ont twitté « celui qui doit être gazé, c’est Polanski ».
Elles pensaient aux gaz lacrymogènes des policiers. C’était plutôt un lapsus très maladroit que de l’antisémitisme.
AF – C’est ce qu’elles ont dit. Cette excuse aggrave leur cas. Elle signifie qu’à l’heure même du devoir de mémoire, le gaz ce n’est plus le Zyklon B, c’est l’instrument de la violence policière.
SP – Je ne suis pas sûre que ces activistes étaient si innocentes que ça. Il est de notoriété publique que la mère de Polanski est morte à Auschwitz. Ce glissement entre gaz lacrymogène et Zyklon B, à la mode depuis les manifestations des gilets jaunes, joue perversement tout à la fois sur l’oubli et sur la convocation de l’horreur des chambres à gaz. Comme la banalisation de la Shoah aujourd’hui répandue (passe « nazitaire »). La comparaison avec des atteintes sexuelles (ici alléguées) qui fait d’Adèle Haenel un nouveau Primo Levi relève d’une telle banalisation – qui est un délit pénal. Dans mon quartier, j’ai vu au sol des pochoirs « Polanski bois nos règles » : je ne vais pas vous faire un dessin…#Metoo n’a aucune visée antisémite, certes. Comment comprendre alors ces geysers antisémites visant Polanski ? Que dévoile du dévoiement intellectuel #Metoo l’usage obsessif du cas Polanski ? Justement ceci : que les logiques MeToo n’ont que faire des faits. Ce qui vaut, ce sont les discours qui décrètent et ainsi font le vrai/le réel (en l’occurrence, des accusations). Or pareil déni du réel est ce qui caractérise l’antisémitisme post-Shoah, de nature négationniste qu’on le veuille ou non. Car proférer des horreurs antisémites après la Shoah, cela signifie – sauf à être un nostalgique du nazisme –, que le fait historique de l’extermination n’est rien, ou presque.
Le moment MeToo n’est-il pas un de ces mouvements de balancier progressistes nécessaires comme l’Histoire en a connu beaucoup ? Pour faire l’omelette de l’égalité homme-femme, ne faut-il pas casser quelques œufs ?
AF – Hannah Arendt a écrit un article merveilleux intitulé « Les œufs se rebiffent ». La littérature, c’est la révolte des œufs contre l’omelette idéologique.
MeToo a permis de mettre fin aux agissements d’Harvey Weinstein. Et a déclenché une prise de conscience du chemin qui reste à faire vers l’égalité homme-femme.
AF – Il est bon, en effet, d’avoir mis fin aux agissements d’Harvey Weinstein. Mais par la peine qui lui a été infligée, on a voulu en faire un exemple. Or il ne devrait pas y avoir de justice pour l’exemple. Et voyez le mot « féminicide ». Il signifie, nous dit le dictionnaire, le meurtre d’une femme en raison de son appartenance au sexe féminin. Mais un homme ne tue pas sa compagne parce que c’est une femme, il la tue parce que c’est sa compagne, parce qu’elle le quitte, bref, c’est à chaque fois une histoire singulière. La notion de crime passionnel vaut mieux que la notion de féminicide, elle est plus exacte (à condition bien sûr de ne trouver aucune excuse au crime passionnel). L’approximation des mots fait perdre le contact avec la réalité, la généralité règne encore une fois, s’empare de toutes les histoires, on a affaire à une seule intrigue et il ne reste rien de la pluralité humaine.
SP – Il y a, c’est un fait, plus de femmes assassinées par des hommes que d’hommes par des femmes. Mais l’usage actuel du mot « féminicide » fait une causalité d’une corrélation, à interroger en effet. Il y a quelques années au Canada, un étudiant est venu dans une salle de cours, a fait sortir tous les hommes et abattu toutes les femmes : ça, c’est un féminicide. Ensuite, quant aux balanciers historiques MeToo, ce n’est pas une affaire d’excès. C’est un mouvement intrinsèquement totalitaire, ce que je démontre dans mon livre. Je le perçois aussi dans ma pratique de psychanalyste. Je vois comment MeToo crée de la paranoïa sexuelle. Comment cette propagande infiltre les vies psychiques. Pas pour le meilleur…
MeToo parle fort et parfois brutalement, mais est-ce un mouvement si puissant que ça en France ? Si on observe le paysage politique français, l’extrême droite est beaucoup plus prégnante, inquiétante et proche du pouvoir que la gauche féministe intersectionnelle.
SP – Sans doute, mais l’hégémonie culturelle comme disait Gramsci, #MeToo l’a gagnée.
AF – L’Histoire aurait dû nous apprendre que la justice n’est pas là pour assouvir l’instinct justicier mais pour le civiliser. Jusqu’où ira le mouvement MeToo, je n’en sais rien. Mais Sabine Prokhoris remarque très justement dans son ouvrage qu’on ne parle plus de plaignantes mais de victimes. Si elles sont d’emblée des victimes, alors la justice n’a plus rien à faire si ce n’est condamner sans délai les « coupables ». Les garde-fous de la justice sont vus aujourd’hui comme d’horribles carcans, vestiges d’un ordre patriarcal. Comme le vrai patriarcat a été mis au pas, ce qu’on appelle patriarcat aujourd’hui en France, c’est la civilisation.
Les opposants à MeToo continuent néanmoins de s’exprimer librement, vous-mêmes publiez vos livres.
SP – L’édition de mon livre a été un parcours assez sportif… Ce n’est pas l’État, mais la société, les réseaux sociaux, la grande presse qui créent un climat d’intimidation. Alors oui, l’extrême-droite est haut dans les sondages, et la gauche en état de mort cérébrale, mais l’idéologie MeToo pénètre les esprits et le droit. A la suite de l’affaire Duhamel, on a légiféré en trois mois ! Quand J’Accuse est sorti, toute la classe politique a craché sur Polanski – sauf Edouard Philippe. Et qui conseille le gouvernement en matière de délinquance sexuelle ? Muriel Salmona, l’exorciste officielle qui annonce aux enfants de moins de 10 ans « tu vas être violé par ton père, ta mère, ton oncle et ta vie sera fichue ». La Cour d’appel de Paris dans les affaires Brion et Joxe nous dit : « oui, ces femmes diffament, mais c’est pour la bonne cause »…
Vous combattez le néo-féminisme ou le néo-antiracisme. Or s’il y a en effet dissensus entre le progressisme identitaire et le progressisme universaliste, le combat principal ne devrait-il pas se mener d’abord contre le machisme, le viol, les inégalités, le racisme ?
AF – Le viol est un crime, nous sommes tous d’accord sur ce point ! Quant au racisme, il faut bien sûr le combattre. Mais l’antiracisme contemporain est devenu l’histoire d’un face-à-face entre le mâle blanc coupable de tous les maux et ce que Edwy Plenel appelle « le peuple intersectionnel ». Cet antiracisme occulte toutes les formes de xénophobie qui ne sont pas conformes à son grand récit. Le nouveau féminisme fait de même : silence sur le patriarcat le plus virulent du moment. L’antiracisme tel qu’il fonctionne aujourd’hui et le nouveau féminisme méritent pour le coup d’être sérieusement déconstruits.
SP – En effet le féminisme et le racisme sont là des panneaux publicitaires qu’on brandit pour rameuter les foules. Bien sûr ça marche, puisque ce sont des bonnes causes.
Les tenants de MeToo ne vont pas manquer de vous considérer au mieux comme réacs, OK Boomers, au pire comme patriarcaux, voire d’extrême droite. Alors d’où parlez-vous comme on disait en 68, où vous situez-vous politiquement ?
AF – Je rends grâce au féminisme d’avoir libéré les femmes. J’adorais celle que j’ai épousée, comme Bezoukov adore Natacha dans Guerre et Paix. Mais Natacha, une fois mariée, femme au foyer, mère de famille nombreuse, perd sa fantaisie lumineuse. Elle s’épaissit, elle est de moins en moins charmante. Bezoukov l’aime encore mais le lecteur ne se console pas de cette métamorphose familiale de l’amour. Ma femme a connu un tout autre destin. Elle est restée Natacha et je l’adore toujours. Le féminisme est une bénédiction. Je n’en dirais pas autant de MeToo.
SP – Je me fiche comme d’une guigne que l’on me catalogue ici ou là. Après, pour répondre à votre question : je réfléchis à partir des outils que me donne ma formation de philosophe, de mon expérience de psychanalyste et de ma propre existence. J’ai eu une éducation où il était évident qu’une fille fasse des études, soit autonome. Ma mère, née en 1925, était une femme instruite et libre. Pour son père, né en 1897 et pourtant plutôt conservateur, il allait de soi que ses filles devaient faire des études et ne pas dépendre d’un mari. Vers l’âge de 11/12 ans, j’ai lu Le Deuxième sexe piqué dans la bibliothèque de ma mère. Au moment du procès de Bobigny, j’étais au lycée : ce fut mon éveil féministe. J’étais jeune étudiante en 1975, lors du vote de la loi Veil. Alors je suis féministe, évidemment ! Mais je ne suis pas victimaire, justement parce que je suis féministe. Je critique donc MeToo d’un point de vue féministe. Et je me désespère de la déliquescence de la gauche, devenue hélas la plus bête du monde.
L‘après littérature, Alain Finkielkraut, éditions Stock
Le Mirage #MeToo, Sabine Prokhoris, Le cherche midi