J’ai appris qu’un nouveau prix littéraire avait été créé. C’est un hobby quotidien en France, comme la culture des hortensias ou les tournois de Sudoku. Plus étonnant, ce prix s’intitule, « les Incorruptibles ». Il s’agit d’un prix remis par des enfants. Je me réjouis de cette heureuse initiative pour la jeunesse, mais fallait-il l’intituler les « incorruptibles » ? Il ne faut jamais avoir rencontré un enfant pour croire qu’on ne peut l’acheter avec un pot de Nutella ou une soirée Netflix… Surtout, le sous-entendu me semble un peu lourd : si eux sont « incorruptibles », cela signifie-t-il que l’ensemble des jurys « adultes » sont « corruptibles » ? Et se dessine dans l’esprit des enfants, une assemblée de rigolos avides de pouvoirs qui se goinfrent dans des grands restaurants en plaçant leurs (petits ?) copains sur les listes et nageant dans les billets de banque distribués par les éditeurs.
Le « jury littéraire bashing » véhicule un imaginaire à la Picsou qu’on connaît bien, mais qui cette année, au vu des listes, excellentes, qui ont été publiées, ne colle pas tout à fait à la réalité.
Certes, nous ne sommes pas candides, il règne une impureté dans le milieu des prix littéraires comme dans la plupart des milieux où des prix sont remis : il y a de l’argent, des renvois d’ascenseur, des ambitions, des amitiés, des couples…Beaucoup à gagner ou à perdre. Ça peut donner des résultats affligeants, (Goncourt à Pierre Lemaître ou Alexis Jenni, Grand Prix de l’Académie française à Joël Dicker, Renaudot tartignole qui réécrit sa liste pour le spectacle, Médicis qui ne tient pas toujours sa réputation d’exigence littéraire…). Que peut-on y faire ? La réponse est la même partout en démocratie : s’assurer de contre-pouvoirs. Et c’est le cas, puisqu’il y a un certain nombre de prix qui comptent un certain nombre de jurés. Et surtout, observer les listes de près. Or, cette année, elles comptent les meilleurs écrivains français de la rentrée. Et les jurys, notamment le Goncourt, ont une occasion en or de s’offrir un très beau prix.
La meilleure nouvelle à mes yeux, c’est la présence de La Plus Secrète Mémoire des hommes, roman réflexif, poétique et intransigeant d’un jeune homme de trente-et-un-ans, sur les listes du Femina et du Goncourt. Il y aurait une audace superbe à récompenser un auteur qui s’amuse dans le roman d’un Saint-Germain littéraire d’entre-deux-guerres figé et incapable de penser justement la littérature africaine. S’affirmerait aussi l’expression d’une indépendance d’esprit à donner le Goncourt à un écrivain aussi puissant sur le plan littéraire, et a priori assez peu « commercial ». Enfin, il y aurait un geste politique intéressant à donner le prix à un Franco-sénégalais qui porte la voix de l’Afrique, de sa mémoire complexe du siècle passé, afin de nous offrir à tous la possibilité d’aborder sereinement ces sujets.
Mais Sarr n’est pas le seul écrivain de talent en lice pour les prix ; citons Maria Pourchet placée sur plusieurs listes, et dont Feu a révélé pour beaucoup l’écriture féroce et âpre, Nina Bouraoui, Tanguy Viel, David Diop, Sorj Chalandon, Christine Angot qui qui creusent un sillon fort et singulier depuis longtemps. Pierre Darkanian, notre prix du Premier Roman Transfuge, que nous sommes ravis de voir sur la liste du Renaudot. À croire qu’il y a sur les listes, une affirmation de la littérature française, de son ambition, de sa puissance, qui ne peut que réjouir tout lecteur.
Et c’est sur ce seul plan-là que doivent être jugés les jurés littéraires. Font-ils le boulot ? Trouvent-ils le courage intellectuel de récompenser les plus audacieux, mais aussi les œuvres à naître ou à poursuivre, les plus aptes à faire vivre les infinis nuances de notre temps, de notre condition ? Misons que cette année, ils y parviennent.