Malicieux et émouvant, La Bonne Chance prouve que bonne littérature et bons sentiments peuvent faire bon ménage…
Elle, c’est Raluca. Lui, c’est Pablo.
Elle est caissière dans un bled espagnol sinistre et sinistré, « dans le trou du cul de la vie et de l’histoire », Pozonegro.
Il est architecte, et pas des moindres, une star dans sa partie, qui a laissé son empreinte dans le paysage de Canberra ou de Shenzen.
Elle est pétulante, bavarde impénitente, pétrie de bonne volonté.
Il est secret, renfermé, et il est venu s’échouer à Pozonegro, dans un appartement colonisé par la crasse. C’est évident : il trimballe un lourd secret, à faire trembler ou pleurer dans les chaumières.
Et, ah oui, elle a été abandonnée à la naissance, est passée par l’hôpital psychiatrique, tandis que lui, fils d’un père alcoolo et violent, est veuf.
Et c’est l’embrasement des cœurs et des corps.
Rosa Montero ne fait pas dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit de moduler une énième variation sur le conte de fées cabossée, sur l’amour qui transcende et fait voler en éclats l’inégalité des conditions, sur la seconde chance, la « bonne » chance cette fois, offerte aux estropiés de la vie, etc.
Mais, et c’est le grand charme du livre (l’autre étant la souplesse d’expression et de tonalité d’une langue plastique, tantôt exaltée, tantôt minutieuse), il n’y a là rien de grinçant. Ni caricature, ni parodie – et pourtant une outrance, une amplification permanentes, un degré d’eau de rose toujours plus élevé.
C’est d’abord que Rosa Montero a un talent particulier d’arrangement. Quelque chose comme un équilibre des excès. Car à la partie proprement sentimentale répond une composante de thriller (des néonazis ultra-violents rôdent), un bloc de mélo (Pablo recueille une petite chienne orpheline), une atmosphère de ténèbres gothiques. Le soin de la composition, de la variété et de l’ajustement, est manifeste : il ne s’agit pas d’ironiser sur des genres « populaires », mais, tels qu’ils sont, avec leurs débordements, leurs entorses au goût, leurs éclats irrésistibles de lyrisme aussi, de les faire servir à la réalisation d’une œuvre d’art.
Ne voyez pas là une pirouette vague et abstraite de critique littéraire en pilote automatique : c’est bien d’art, très littéralement, qu’il est question dans La Bonne Chance. Si Rosa Montero force sciemment le trait, avec une allégresse contagieuse, elle ne fait que traduire en mots ce que Raluca fait en peinture. Car elle est peintre, aussi, Raluca, tendance monomaniaque : chez elle, s’effare Pablo, il n’y a que « tableaux de chevaux musculeux, d’épouvantables images de chevaux d’un réalisme de vignettes pour enfants (…) ». L’art brut de Raluca ou le beau imparfait (« l’art raffiné de conférer de la beauté à ce qui est raté ») de l’architecture de Pablo : La Bonne Chance est un éloge de la beauté boiteuse. Mais il ne s’agit que secondairement d’esthétique, et d’abord de création. Sur la toile blanche (ou plutôt noire) du néant humain, « toute cette souffrance dénuée de sens », il faut tracer les contours de nouvelles silhouettes. Comme celles de deux amoureux que tout semblait séparer…
Rosa Montero, La Bonne Chance, traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse, Métailié, 288 p., 20 €