La comédie humaine qui se joue devant nos yeux, si elle fait sourire, n’en semble pas moins bouffonne sinon désolante. À votre droite vous avez ce Zemmour zemmourant, turbinant, pétainisant, éructant, trumpant, excité du bocal, Arthur Meyer d’aujourd’hui, arc bouté sur son cheval de Troie, prêt à en découdre comme il rêvait jeune, d’être Ulysse délivrant la belle Hélène des mains honteuses des Troyens.
À votre gauche, ces Woke qui ne valent guère mieux, pour mille raisons qu’ici tout le monde connaît, mais dont au moins une les disqualifie pour toujours, celle nocive, tragique, funeste, d’avoir remis au goût du jour, pas moins de quatre-vingts ans après la chute du nazisme, la notion de race (du biologique versus construction sociale, mais peu importe, l’effroi est le même).
Nous voilà amèrement pris en étau dans cet intenable brouhaha médiatique. Des stratégies de survie s’organisent ici et là, dont celle du club des esthètes. Des élégants. Des excentriques. Des farfelus. Et ce n’est pas un hasard si un livre sort ces jours-ci sous le titre évocateur La leçon d’élégance (Séguier). Il s’agit d’un recueil de textes, plus ou moins inspirés, pour la plupart écrits par des romanciers, qui essaient chacun à leur manière de définir ce qu’est l’élégance à travers des grandes figures qui l’incarnent. Jean Le Gall, le maître d’oeuvre de ce livre, ne s’y trompe pas, il annonce la couleur en quatrième de couverture : l’élégance « est une résistance (…) à la laideur décomplexée » de notre époque. Autre geste politique du livre, les quatorze figures de l’élégance sont des hommes, à l’heure du tout féminin, il fallait oser.
Alors, ces élégants, qui sont-ils ? Des inattendus, of course, le paradoxal étant un des sommets de l’élégance. Le chanteur de Motörhead, le groupe de heavy metal le plus populaire des eighties, Lemmy Kilmister. Il invente le style « hardos », influence une jeunesse pour plusieurs décennies : « cheveux longs et sales, barbe à la Souvorov, (les moustaches rejoignent les favoris), furoncle sur la joue, croix de fer (ou gammée) autour du cou, perfecto, chemise western noire ouverte (…) tatouages sur les avant-bras, cartouchière en ceinturon, jeans noirs moulant enfilés dans des santiags (noires), Stetson confédéré ou casquette de l’armée allemande ». Pour Clovis Goux, l’élégance est là, dans ce look irrégulier, personnalisé à l’extrême. Il ajoute que Lemmy Kilmister était un fétichiste du vêtement, aucun élégant digne de ce nom ne l’est pas.
Autre couleur de l’élégance, celle du Grand Siècle, représenté pour Frédéric Schiffter par Baltasar Gracian. Nul doute que celui-ci est associé à l’élégance, son Homme de Cour, devenu bréviaire des dandys du XIXe siècle, est un livre de combat contre le puritanisme du XVIIe siècle, réhabilitant l’apparence comme coalescente de l’essence. Élégance suprême de la langue de Gracian, cette langue XVIIe si argentine. Élégance suprême relevant de la « subtile prudence ». Chez Gracian, l’élégance n’est pas d’être extravagant, mais plutôt d’être « d’une supériorité aimable », « érudit sans cuistrerie, éloquent sans emphase ». La règle d’or ? Le dégagement ; et surtout, éviter l’affectation, piège absolu de l’élégant. Qu’on n’oublie pas : le ridicule tue.
Vous croiserez, dans ce livre, quelques autres élégants réjouissants, Roger Federer, Cary Grant, Bryan Ferry, Jean-Pierre Melville…
Deux trois choses encore : un clin d’oeil, ici, où il aurait eu sa place comme élégant, à Jean-Claude Fasquelle, grande figure des éditions Grasset, franctireur de l’édition, iconoclaste libre penseur auquel est consacré ces jours-ci un livre d’hommages très émouvant, Jean-Claude Fasquelle, Portrait de l’éditeur en artiste (Grasset) . Laure Adler y écrit qu’il avait « une élégance d’âme. »
Un clin d’oeil de même à un grand absent de ce livre sur l’élégance, le Prince de Ligne. Il lève le voile mieux que quiconque sur ce qu’est l’élégance. Ecoutez : « Le plus grand art pour plaire est de ne pas en avoir » ou encore, « La meilleure séduction est de n’en employer aucune » ; pour cet homme qui ne se sentait bien qu’à l’écart, l’élégance est de « n’appartenir à personne ». Merveilleuse négation à notre époque qui somme de choisir son camp. Sublime élégance.