Fabrice Gaignault, qui dirige la rubrique Art de Transfuge, signe son livre le plus abouti et le plus personnel, La vie la plus douce, à paraître en janvier.
Quel merveilleux titre, La vie la plus douce, que Fabrice Gaignault a choisi, tant sa vie, jeune, fut cruelle. La vie la plus douce est une expression qu’utilisait son grand-père, lui suggérant que pour affronter la dureté de celle-ci, il fallait ne pas y penser pour atteindre à la douceur. C’est finalement ce que fit jeune Adrien, double fidèle et infidèle de l’auteur : écouter ce conseil qui n’a l’air de rien mais qui structura l’être au monde du narrateur. D’où cette belle phrase : « Sa nature ne dérogeait jamais à cette règle essentielle, ne jamais prendre de posture d’indigné ou de concerné. Se contenter de se balader dans la ménagerie terrestre jusqu’à la fin de son tour de piste. »
L’existence d’Adrien avait commencé raide, dès le jour où il fut envoyé en pensionnat, alors que ses parents, de grands bourgeois de Paris, fêtaient leur jeunesse soir après soir. Les souvenirs de brimade, de coups dus à la chevalière du directeur, affleurent à l’esprit d’Adrien, comme un cauchemar dont il ne sut jamais se réveiller. Mais ces années de pensionnat, jusqu’à ses dix-huit ans, formèrent paradoxalement comme chez d’autres, un caractère épris de liberté. Ces radicales contraintes entraînèrent en effet chez Adrien un goût de la liberté, du libertinage, de la jouissance, du sexe, de l’aventure, de l’errance poétique, du rêve émollient qui ne le quittera plus.
Ce sont ces années-là, d’affranchissement, que Fabrice Gaignault nous conte avec précision, finesse et anecdotes. Des années soixante-dix de libération d’un carcan trop stricte, trop gaulliste. Cette libération, le jeune Adrien la vécut du côté de Saint-Tropez, où une jeunesse dorée s’éclatait, dans une ostentation hippie. Saint-Tropez comme pendant au militaire pensionnat : l’esprit de lucre comme seul règle. Un instant, Adrien croit en un monde merveilleux, de beaux plaisirs. Il y connaît son premier amour, Candice, folle sexuelle, qui s’avérait le rempart sentimental de ses vingt ans. L’amour entre eux est libre et sincère, permet à Adrien de rester debout, contre la folie noire de l’époque, et de sa famille. On y vient. Ajoutons que si Adrien trouve vitalité et élan à travers l’amour, il la cherche aussi à travers ses rencontres. Pas d’amitié chez Adrien, qui l’intéresse peu ; mais une initiation au monde passant beaucoup chez lui par les autres, des pères de substitution, des copains de passage, des idiots rassurants, des brillants admirables. Adrien, sans cesse, se raccroche à des branches qui s’apparentent pour lui à la vie, à la douceur.
Il y a aussi dans ces jeunes années la découverte de la littérature, synonyme pour Adrien de beauté, de refuge, d’équilibre, de permanence. C’est ainsi qu’Adrien nous apparaît, vibrionnant et ailé.
Mais cette quête de délices chez Adrien, et c’est le centre du roman, est entachée ; jusqu’à la moelle, jusqu’à la déchéance de sa mère, Caroline. Princesse devenue loque, maman devenue junkie. Le livre est pulsion de vie car la tragédie est en son cœur. Sa mère a perdu un enfant en bas âge, perte qui l’atteignit à l’extrême. Le narrateur, fort joliment, revient sans cesse à cette image de la mère assise ou allongée sur la moquette du salon… Littéralement, elle ne se releva jamais de ce sort infâme qui lui fut jeté. Le destin n’a pas été tendre avec la famille d’Adrien, mais les hommes ne sont pas en reste. Et c’est une galerie de personnages de la famille du narrateur qui défile sous nos yeux, dont le pivot est Caroline. Des drogués, des incultes, des salops, des gourous gauchistes (mention spéciale à Dimitri qui brûla la bibliothèque jugée de droite, dans le salon de l’appartement familial de la rue de Babylone). Le père, justement, loin de cette déchéance débile, convole, s’affaire, baise avec Ava Gardner. Il semblerait que hormis un ou deux cousins animés d’un instinct de survie salvateur, seul le père sorte indemne de cette histoire.
Ce petit monde décadent s’incarne proustiennement dans une grande propriété familiale, personnage important du livre, la maison du Bout du monde, qui si elle eut des jours de concorde quand elle fut sous la coupe de Granny, deviendra une réplique de l’enfer, d’overdose en overdose. L’héroïne. Un grand frère, le Démon, mène la danse. Une danse funèbre vécue par Adrien comme une ineffaçable violence. Les démons ne meurent jamais.
Le roman est écrit d’une langue simple, sciemment naïve par endroits, pour être au plus proche de son personnage, jeune Adrien à la découverte de la vie.
Mais la maturité du narrateur n’échappe pas au lecteur, y voyant une pensée à distance de ce qui fut.
Le livre est articulé avec maîtrise, et s’il y a un mouvement à définir, il serait celui d’un personnage se frayant un chemin à la recherche du beau, un beau à chaque fois empêché, sali, souillé. Adrien cherche l’élévation mais chute. Toujours. C’est un roman catholique.
Fabrice Gaignault, La vie la plus douce, Grasset, 318p., 20,90€