Trop souvent cantonnées au « sujet de société », les femmes africaines tombées dans les rets de la prostitution européenne ont maintenant leur roman. Terriblement lucide, terriblement humain.
Nouvelle naissance. Chisom se rebaptise, au seuil du départ pour le continent de Cocagne – l’Europe – et des adieux au Nigeria – voie de garage pour cette diplômée qui croyait ouverte la voie royale de la réussite. « Sisi. « Sœur » en langue Shona. » Car Fata Morgana est une histoire de famille. Chika Unigwe aurait pu se borner, une fois moissonné son matériau, à lui appliquer une patine fictionnelle. Mais elle sait que les faits ne font pas un roman. Même fardés, ces faits, comme des prostituées, même maquillés de teintes trompeuses, à l’instar des rêves européens des quatre filles africaines, Sisi, Joyce, Efe et Ama. Ces rêves qui ont pris la couleur d’Anvers et des billets dont elles monnaient leur corps, car il faut bien rembourser Dele : père-ogre, l’adipeux trafiquant de chair du Nigeria « envoie des filles en Europe tous les mois. Anvers. Milan. Madrid. My gals dey there. »
Autant que les faits, donc, c’est ce socle familial, solide et fêlé, qui tient le livre. Origine de tout, comme toutes les origines, la famille recèle quelque chose dont on se détourne. Pour assurer une vie digne de ce nom à son fils, sans père, Efe devient un « produit d’exportation de la société Dele Père et Fils Limited ». Il y a aussi Ama, fille de bonne famille, dont le père appartient à la grande famille de l’Eglise (« assistant du pasteur de l’Église des Douze Apôtres de Yahweh Tout-Puissant, Jéhovah El Shaddaï, Jéhovah Jireh », excusez du peu), violée par ce même père, qui n’en est décidément pas un, à tous les sens du terme. Violée, aussi, Joyce, au Soudan, dont elle est originaire, puis violentées ses illusions de mariage avec Polycarp, au Nigeria : elle n’est pas la fille igbo que les parents de Polycarp veulent pour leur fils. Lequel mettra Joyce entre les mains de Dele.En Europe, à Anvers, c’est un « travail exigeant », sous la férule de Madame, et Fata Morgana rappelle que la date de péremption du réalisme est loin d’être atteinte, que celui-ci est toujours un puissant outil d’élucidation du monde. Inversant la direction du regard, un passage sur les « vitrines de verre » fait de ces dernières des observatoires de la rue : c’est au tour des femmes exhibées de scruter les touristes égarés et les clients en quête de marchandise humaine. Et d’établir une impitoyable typologie des désirs, des besoins et traits masculins. Pas de doute : Chika Unigawe est de la grande famille de ces écrivains qui ont foi en un « roman social » – au meilleur sens de l’expression : non point démontrer, par une abstraction décolorée, mais montrer, par les personnages, la richesse des indications physiques, des mouvements psychiques. Et c’est ainsi que prend corps le groupe : « La mort de Sisi a confirmé ce qu’[Efe] savait déjà : ces femmes sont tout ce qu’elle a. Elles sont sa seule famille en Europe. » La mort de Sisi ? Oui, car le vrai ferment de la solidarité familiale, c’est le deuil. C’est lui qui incite les survivantes à s’ouvrir les unes aux autres. Et autorise le roman – à cet égard, vraiment familial.
Chika Unigwe, Fata Morgana, traduction de l’anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle, Globe, 304 p., 23 €