Le musée Cernuschi présente un admirable choix de peintures chinoises du XVI et du XVIIe siècle.
Pour Lao Tseu, le père du taoïsme, vivre dans la retraite à la poursuite de son idéal, c’est déjà accomplir la « Voie ». Les artistes chinois des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912) aspiraient à cet épanouissement spirituel. Conservée au musée d’Art de Hong Kong, la collection Chih Lo Lou réunit leurs chefs-œuvre au Musée Cernuschi. Rêvés ou réels, les paysages de ces peintres majeurs des XVIe et XVIIe siècles, souvent moines, sont idéalisés dans des compositions savamment agencées, en harmonie avec les idéogrammes qui les commentent. Le support est un rouleau de soie ou de papier déployé à l’horizontale, sur lequel on peint au pinceau à l’encre noire ou rouge, plus rarement verte. Quels que soient le cadre choisi (montagne, lac) et les motifs qui l’agrémentent (cascade, grotte, temple, pavillon, bosquet de bambous), le lieu de retraite est un microcosme fantasmatique. Aussi le peint-on de mémoire plutôt que sur le vif. Un désir de brume et de nuages incite Shitao, le peintre moine « Courge amère », à gommer les aspérités du panorama. Faute de pouvoir voyager autrement, il s’y évade en invitant le spectateur à sa suite, comme le feront, deux siècles plus tard, les artistes de l’Hudson River School, aux États-Unis, en appliquant la philosophie du sublime que préconisait Edmund Burke.
Plus métaphysique que le taoïsme et le bouddhisme, le néoconfucianisme encourage l’érémitisme en tant qu’il favorise l’union de l’homme avec l’univers par la connaissance. Les peintres de l’école de Wu illustrent des récits et des poèmes en se référant à un vocabulaire antique, mais leurs œuvres sont aussi le fruit d’une prière ou d’une méditation. D’où le rôle prépondérant des surfaces calmes et des sommets sacrés dans un « paysage avant tout compris et présenté comme l’alliance de deux pôles contraires, le yin et le yang, symbolisés par les montagnes et par l’eau », remarque le conservateur Mael Bellec.
Motivés, comme les pèlerins, par la piété, les peintres gravissent la montagne par l’imagination pour admirer le « domaine des immortels ». Refuge et source d’inspiration, l’ascension, métaphore de l’ascèse, est au centre de plusieurs œuvres à la charnière entre les mondes sublunaire et surnaturel. Frêle, délicate et muette, la figure humaine y est souvent indicative. De minuscules personnages isolés se promènent à pied ou en barque à une époque où la Chine connaît déjà un grand essor démographique.
Grâce au soutien des classes marchandes, le statut du lettré et du peintre échappe aux incertitudes de la fonction mandarinale. La retraite dans un havre de solitude est la clef de l’inspiration. Si la présence de l’homme souligne le lien subtil du paysage avec le texte, le paysage et la citation se répondent sur une lisière où ils se rejoignent, comme le réel et l’imaginaire, le dessin glissant vers l’idéogramme alors que celui-ci, calligraphié, devient iconographique. L’étrange quiétude qui s’en dégage est troublante. Si l’on en croit les colophons, elle a pour vocation d’éveiller l’esprit.
Peindre hors du monde. Moines et lettrés des dynasties Ming et Qing
Musée Cernuschi. Exposition du 5 novembre 2021 au 6 mars 2022