Avec sa prose étincelante et ses intuitions métaphysiques, Peter Cameron mêle magistralement le roman à la fable dans Ce qui arrive la nuit.
Dans un sépulcre de neige, dans la nuit pétrifiante de l’hiver, tout au bout du monde – ou presque : un semblant de vie urbaine sinistrée perdure – ; dans un paysage littéraire qui n’a rien à voir avec Jack London, mais tout d’un bardo du Nord, d’un lieu incertain, mal définissable – ; là, où viennent d’arriver un homme et une femme, elle condamnée, lui s’écorchant aux aspérités que la maladie fait au caractère de sa compagne ; là, au cœur du froid, se dresse un hôtel. Sans doute faut-il des phrases aussi longues que la précédente pour rendre compte du fabuleux (à tous les sens du terme, de la fable métaphysique à l’expression de l’admiration) roman de Peter Cameron. Pour restituer un peu de ce sentiment de pénétrer, ou plutôt de s’enfoncer, couche après couche, dans un épais tapis, à la fois délicieux et fatal, de neige.
Des couches, l’image vaut peut-être parce que le couple est venu aussi loin, de ses États-Unis, adopter un enfant qui les attend à l’orphelinat, mais il serait plus juste de parler de parois : portes ou « portière aux perles de verre rouge », elles scandent tout le livre. Puisque nous en sommes là, entrouvrons, pour la refermer aussitôt, une porte un peu voyante, sur laquelle on lit « Kubrick », « Lynch », « Kafka », et sans doute d’autres. Il y a bien de cette atmosphère-là, mais la langue de Peter Cameron, cristalline, avec ses arêtes nettes, et aussi les mille reflets de ses métaphores, n’appartient qu’à lui.
Salle de bains et baignoire roses, lit où la femme se trouve « pelotonnée […] dans la lumière rose tamisée de cette chambre pendant que la neige tombait derrière les fenêtres calfeutrées de rideaux », bar de l’hôtel « petit et intime » : ce monde rêve de régression ad uterum. D’un retour au centre et à l’origine. Pénétrant jusqu’à la dissection les oscillations, les ambivalences, poignantes et cruelles entre l’homme et la femme, Peter Cameron raconte donc tout autre chose – ou est-ce la même chose ? De porte en porte, il s’agit d’atteindre le cœur des êtres et des choses. Un cœur qui n’est pas nécessairement rose, où de grandes forces antagonistes se manifestent.
Peter Cameron est un romancier – et quel romancier ! – non un marionnettiste d’ectoplasmes allégoriques. Aussi confie-t-il les clefs de ses portes métaphysiques à des personnages irréductibles à un simple rôle conceptuel, tous nimbés d’ambiguïté, d’opacité et d’une certaine incongruité comique. Voici la merveilleuse Livia Pinheiro-Rima : âge à peine tangible, glamour hollywoodien, mais de la grande époque des Rita et autres Greta, reparties exquises. Voici un businessman homo qui, avec sa « cape en laine assez ridicule et un chapeau tyrolien piqué d’une plume » semble tout droit sorti d’un conte romantique allemand. Sexualité, violence, néant, apaisements et illusions, naissance et renaissance – tout ça s’enchevêtre, indémêlable, Cameron jouant avec bonheur des symétries. Les grands romans sont toujours des voyages au bout de l’existence, là où jour et nuit se confondent.
Peter Cameron, Ce qui arrive la nuit, traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas, Christian Bourgois, 336 p., 23 €